Voici un roman que j'ai envie de qualifier d'exceptionnel. Ohran
Pamuk a réussi à écrire, sous une forme très personnelle et géniale, une épopée poétique sur la vie des petites gens quittant leur campagne de l'est de la Turquie et sur l'évolution d'Istanbul. Il m'a fallu vaincre une certaine appréhension due au grand nombre de pages (j'ai aussi eu ce sentiment pour
La montagne magique de
Thomas Mann). Pourtant rien n'a été plus facile et agréable que de m'immerger dans le récit – j'aimerais même une suite... Qui mieux que
Orhan Pamuk aura réussi à fixer sur le papier les évolutions d'un pays à la fascination séculaire et d'Istanbul, ville coupée en deux par la Corne d'Or, avec une partie en Europe et une autre en Asie ?
Ce livre est composé comme une symphonie avec introduction, récit d'une journée en 1982, puis en se projetant, une journée en 1994 (où Mevlut se fait voler sa montre Suisse offerte par son protecteur… Je viens tout juste de remarquer que 1994 est l'année où Erdogan devient maire d'Istanbul, début d'une ascension qui le mènera à la présidence…). Ensuite l'histoire de Mevlut, marchand de boza, se déroule sur la période 1968 à 2002. La conclusion aborde une journée de 2009 puis une autre de 2012. le récit est polyphonique,
Orhan Pamuk alterne les points de vue et quand le narrateur parle, on a un petit dessin du vendeur de boza avec sa perche (boisson fermentée turque, faiblement alcoolisée).
C'est à la fois un roman d'apprentissage, un roman d'amour, une grande saga familiale avec un cadre historique précis, très documenté (et prudent... l'auteur a été qualifié de terroriste par le despote au pouvoir depuis plus de vingt ans, après l'obtention du prix Nobel de littérature en 2006. Il aurait un garde du corps en permanence...). Facile à suivre, c'est un récit de conteur comme j'aime. Côté personnages, on peut s'aider de l'arbre généalogique placé au tout début et éventuellement d'un index très complet avec pages des principales scènes où ils apparaissent. Enfin, le livre se termine par une chronologie parcourant la période de 1954 à 2012 avec les évènements historiques (coups d'état de 1960 ou 1980 par exemple et évènements internationaux majeurs tels que la guerre du golfe en 1991 ou l'attaque des tours jumelles à New-York…), ceux-ci mêlés avec les évènements familiaux liés au héros Mevlut. J'ai plutôt regretté que les mots turcs en italique ne soient pas expliqués dans des notes, cela oblige à rechercher par soi-même et coupe un peu la lecture (à la fois c'est un plus d'avoir les définitions, images, voire les recettes de toutes ces bonnes choses concernant une cuisine orientale très raffinée, souvent à l'honneur).
L'auteur donne la parole aux uns et aux autres pour relater les mêmes évènements familiaux à travers lesquels se dessinent l'histoire récente de la Turquie. le père et l'oncle de Mevlut ont quitté leur village de la province conservatrice de Konya pour s'installer à Istanbul. Ils ont vécu pauvrement en vendant de la boza et du yaourt dans la rue et en se construisant eux mêmes des maisons dans les collines non encore occupées. Installations précaires et anarchiques appelées gecekondu (signifie construits la nuit), une sorte de bidonville. Quartiers à forte population kurde et pauvre, avec des « gauchistes-communistes » souvent confrontés à des « nationalistes » organisés et influents au niveau politique, opposition entre les quartiers imaginaires (alors que tous les autres lieux sont réels) de Duttepe (famille de l'oncle Hasan) et Kültepe (famille de Melvut et son père). Mevlut va, lui aussi, vendre de la boza et du yaourt, entre autres. Je ne vais pas raconter toutes ces histoires, il faut lire ce livre où les péripéties s'enchaînent sans faiblir jusqu'à la dernière page.
J'ai pensé aux Mille et Une Nuits, aux grands romans de Tolstoï peignant si bien la Russie de son temps, aussi à aziyadé et Fantôme d'Orient de
Pierre Loti. L'homme au visage d'ange de la couverture pourrait être Mevlut quand il se laisse pousser la moustache. Dans ces deux récits tout part du regard. Loti aperçoit aziyadé au balcon : « L'expression du regard était un mélange d'énergie et de naïveté ; on eut dit un regard d'enfant, tant il avait de fraîcheur et de jeunesse. » Chez
Pamuk, Mevlut croise Samiha au mariage de son ami Korkut « Elle avait de grands yeux noirs, candides et profonds, d'où émanait une grande franchise. » Mevlut n'oubliera pas ses yeux, écrivant des lettres pendant trois ans à la belle entrevue ce jour fatidique.
Amoureux de la vie malgré la pauvreté, malgré les risques quotidien d'un marchand ambulant à une période où les chiens errants l'épouvante, Melvut n'est certainement pas ce garçon naïf, indécis et manipulable qu'il paraît être par moment. Il me semble au contraire très intelligent, lucide et ayant pris le parti d'être heureux sans faire de concession morale, en restant lui-même, quitte à vivre des choses difficiles. Son cousin paternel, Süleyman, est un des personnages pétri de tradition et de religion, développant ce que
Kant appelait des passions tristes, un croyant et un pratiquant de façade, par calcul de vie facile et conforme à son entourage.
Ohran
Pamuk a certainement mis beaucoup de lui-même dans son personnage principal qui, je dois le dire, m'a entraîné dans son sillage d'un bout à l'autre de ce magnifique roman. Il est celui qui, par son activité de marchand de rue, va au contact des gens (on l'appelle souvent dans les étages pour discuter, il découvre la loge de Son excellence où il fait un chemin spirituel personnel et sincère). A travers le vendeur de boza, l'auteur, ancien étudiant en architecture et en journalisme, observe les mutations d'Istanbul sur une quarantaine d'années, une ville passée de trois millions d'habitants (à l'arrivée de Mevlut) à treize millions (et plus de quatorze actuellement).
Déambulation à la recherche du passé, en cherchant les traces des générations anciennes dans les rues et des vieux métiers, émerveillement face aux vieilles pierres des cimetières. L'auteur cite Rousseau : « Je ne puis méditer qu'en marchant; sitôt que je m'arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu'avec mes pieds. »
Cette chose étrange en moi est un bien beau titre, exprimant amour et mélancolie, une intense soif de bonheur malgré la dure réalité de la vie, la peur du mensonge, la tristesse et la solitude. La réflexion sur le sens de la vie m'a plu, elle me correspond et il est curieux pour moi de dire que ce livre sur cette ville lointaine, sur cette famille exotique, est exactement le récit que j'attendais à ce moment, une littérature bienveillante et critique dans un monde en mouvement où les valeurs humanistes, malmenées et réprimées, cherchent à trouver un chemin.
Cette histoire poignante d'un homme déterminé à être heureux passe par des portraits de femmes inoubliables. Les trois soeurs, Rahiya (enlevée et épousée par Mevlut dans des conditions rocambolesques), Samiha et Vediha sont des femmes fortes dans une société patriarcale étouffante. Très bien décrites, avec des caractères affirmés, elles ont de l'énergie et du répondant, elles parviennent souvent à s'imposer. le monologue en forme d'anaphore de Vediha sur 3 pages, « Est-ce juste... », répété inlassablement et accusateur de l'ordre patriarcal, est époustouflant.
Ce livre est formidable sous tous les aspects et j'ai hâte de découvrir d'autres romans de cet auteur. Peut-être
Cevdet Bey et ses fils pour vivre à la fin de l'empire et au début de la République ou bien à l'époque de la capitale ottomane dans
Mon nom est rouge. Avez-vous lu cet auteur ?
*****
Lien ci-dessous pour la chronique avec photo de la couverture et lilas (introduit dans les jardins européens à la fin du XVIe siècle, depuis les jardins ottomans) ainsi qu'un titre de Cengiz özkan - Album Ah Istanbul, 2020 - parce que ce chant est beau et triste à la fois, parce que j'imagine Mevlut ou son père le chanter...
Lien :
https://clesbibliofeel.blog/..