J'avais hâte de lire ce livre dont j'avais entendu dire tant de bien. Mais je n'ai pas été tout à fait séduite et ce dès les premières lignes. L'intrigue est pourtant intéressante, les personnages uniques avec une véritable personnalité. Je les qualifierais même d'inoubliables tant l'auteur a su faire de chacun d'eux une individualité.
Les premiers chapitres posent les jalons de l'histoire. Chacun d'eux introduit de nouveaux personnages, devenus si nombreux au bout de quelques pages que j'ai finalement créé un répertoire détaillé dans lequel j'ai listé progressivement les noms, professions, origines de chacun d'entre eux ainsi que les liens qu'ils entretiennent les uns avec les autres. Cela m'a paru d'autant plus utile que certains personnages réapparaissent au milieu ou à la fin du livre.
Cette lecture désormais achevée et avec quelques jours de recul, j'en viens à considérer la complexité de cet ouvrage comme le reflet de la vie même. Les rencontres entre les hommes et la foule d'êtres qui les entourent, leur destinée, les hasards qui jalonnent le quotidien, sont restitués au gré des pages. J'aime ce passage où les personnages se croisent sans encore se connaître : Lara et Pacha sont dans leur chambre. Pacha a posé une bougie devant la fenêtre parce que Lara aime l'ambiance créée par ce genre d'éclairage. Au-même moment, loura passe dans la rue ; il « remarqua un oeil noir dans la couche de givre qui couvrait l'une des fenêtres. A travers cet oeil luisait la flamme d'une bougie, qui paraissait jeter dans la rue un regard conscient, comme si elle surveillait les passants et guettait quelqu'un. » Ou encore plus loin : « Tous étaient là, réunis, côte à côte ; les uns ne se reconnurent pas, les autres ne s'étaient jamais connus ; certaines voies du destin restèrent à jamais cachées, d'autres, pour se révéler, devaient attendre une nouvelle occasion, une nouvelle rencontre. » La destinée est incarnée par l'auteur lui-même. L'écrivain crée une connivence avec le lecteur en abordant la question de la création au cours du récit. Il se présente comme un dieu omnipotent qui organise, sous les yeux du lecteur, auxquels il donne ici des indices de sa présence, la vie des personnages.
Cet ouvrage est aussi une ode à l'amour de deux êtres qui se sont aimés comme on respire. La vie de loura Andrievitch Jivago est à l'image de ce qu'il dégage aux yeux de Lara : « un souffle de liberté et de détachement ». On peut même dire qu'il est inclassable et en cela il incarne une qualité essentielle aux yeux de l'auteur : « l'appartenance à un type, c'est la mort de l'homme, sa condamnation. » Lara est sans doute la seule à l'avoir aussi bien compris. Peut-être parce qu'elle incarne avant tout l'amante, l'amour : « Oh, comme il l'aimait ! Comme elle était belle ! C'était la beauté de ses pensées, de ses rêves, celle dont il avait besoin !» Alors qu'une tout autre image de Tonia apparaît dans les rêves du docteur : « Voici Tonia qui marche dans la plaine sous la tempête de neige, avec Sachenka dans ses bras » Mais Iouri « oublie toujours qu'il a deux enfants !» Tonia est davantage l'incarnation de la maternité, Lara celle de l'amour. Amour qu'il vit avec une certaine culpabilité ; il lui donne de la fièvre et lui fait faire des cauchemars. On ne peut oublier la dernière lettre de Tonia où elle clame son amour et ces mots emplis de souffrance : « Tout le malheur vient de ce que je t'aime et de ce que tu ne m'aimes pas. Je m'efforce de trouver la raison de cette condamnation, d'en saisir le sens ». A la fin de la lecture, Iouri « s'écroula sur le divan sans connaissance. » « Où sont les autres ? » se demande-t-il à propos de son beau-père et du personnel de la maison. « Oh ! II vaut mieux ne pas se poser de questions, ne pas penser, ne pas approfondir. » Il me rappelle quelque part en cela Anna Karenine qui, elle aussi, avait quitté sa famille et abandonné son fils pour vivre un grand amour.
Mais, en fin de compte, l'éclatement de la famille est à l'image de l'histoire que vivent les personnages, l'histoire que vit la Russie, où la révolution bolchévique et la guerre civile ont tout fait éclaté, où les hiérarchies ne comptent plus. Les gens fuient, meurent, n'ont plus rien à manger, tout est sens dessus dessous, et dans ce chaos, seul l'amour donne encore du sens à la vie. C'est l'histoire qui va réunir une première fois les personnages. Lara est devenue infirmière pour partir à la recherche de son mari sur le front tandis que le docteur a été enrôlé en tant que médecin militaire. Ils se sépareront pour rejoindre leur famille. C'est encore l'histoire qui va les rapprocher puis les séparer définitivement. Et c'est justement en vertu de cela que l'Union des écrivains soviétiques refusera de publier l'ouvrage de
Boris Pasternak ; ils y voyaient une critique du régime socialiste. Comme Iouri et Lara refusent de sacrifier leur amour à la révolution au point que leurs sentiments en viennent à faire concurrence à l'idéal politique, le pouvoir soviétique a accusé l'auteur de nourrir une vision contre-révolutionnaire.
Et cet amour est d'autant plus touchant qu'il recèle une part d'autobiographie puisque Lara est inspirée du dernier amour de l'auteur, Olga lvinskaia. Elle sera envoyée à deux reprises au goulag pour faire pression sur
Boris Pasternak où elle perdra l'enfant qu'elle attendait de lui.
On dénote pourtant dans ce roman une dimension plus universelle que franchement politique. En tant que poète, l'auteur met souvent en relation ce que vivent les personnages avec la nature par le biais de figures de styles, de parallèles et d'images : « ils s'aimaient parce que tout autour d'eux le voulait ». Ils avaient le « sentiment bienheureux qu'ils aidaient eux aussi à façonner la beauté du monde ». Tout prend une dimension universelle jusqu'à la révolution même que tous les êtres humains pourraient connaitre : « Elle s'est réveillée, notre petite mère la Russie, elle ne tient plus en place, elle va et vient sans se lasser, elle parle, parle, sans se lasser. Et ce ne sont pas les hommes seulement. Les étoiles et les arbres se sont réunis et bavardent, les fleurs de nuit philosophent et les maisons de pierre tiennent des meetings. » « La moitié de l'ouvrage a été faite par la guerre, le reste par la révolution. La guerre a été un arrêt artificiel de la vie, comme si on pouvait accorder des sursis à l 'existence, quelle folie et La révolution a jailli malgré nous, comme un soupir trop longtemps retenu. Chaque homme est revenu à la vie, une nouvelle naissance, tout le monde est transformé, retourné. On pourrait croire que chacun a subi deux révolutions : la sienne, individuelle, et celle de tous. Il me semble que le socialisme est une mer dans laquelle, comme des ruisseaux, doivent se jeter toutes ces révolutions particulières, personnelles, un océan de vie, d'indépendance. »