Avec ce roman choral,
Jodi Picoult aborde le sujet ô combien épineux du racisme de la société américaine. Pourquoi épineux ? C'est justement ce qu'elle s'évertue à démontrer…
Ruth exerce depuis vingt ans comme infirmière à la maternité de l'hôpital de West Haven. Elle est la première voix à se faire entendre, au fil d'un récit empreint d'un pragmatisme qui révèle à la fois son professionnalisme et la passion qu'elle voue à son métier. Veuve d'un militaire mort en Afghanistan, elle mène le reste de sa vie avec tout autant de droiture et de sérieux, portée par les valeurs de travail et d'honnêteté qu'elle a inculquées à son fils Edison, adolescent sans histoire et élève brillant. Une citoyenne modèle en somme, parfaitement intégrée dans la société. Cette notion d'intégration est d'ailleurs pour elle primordiale, mais elle est aussi au coeur du roman. Je n'ai pas -encore- précisé que Ruth est noire. Elle-même a d'ailleurs tout fait pour oublier que cela avait une importance, jusqu'à ce qu'un dramatique événement le lui rappelle de manière cruelle…
La deuxième voix est celle de Turk Bauer, jeune homme blanc, et qui en tant que suprémaciste, le revendique comme un gage de supériorité. Sa glaçante vision du monde s'est forgée dès son adolescence au contact de groupuscules d'extrême-droite, dont un des leaders est devenu son mentor puis son beau-père. Ce charmant personnage, dont le crâne est tatoué d'une croix gammée, et qui quand il a besoin de passer ses nerfs part à la chasse aux homosexuels, est sur le point de devenir père. C'est à la maternité de West Haven, où accouche sa femme Brittany -qui n'a rien à lui envier en matière d'ignominie-, que le couple rencontre Ruth. Une rencontre brève, qui se solde par l'interdiction pour l'infirmière, à la demande des Bauer, d'approcher leur bébé. Or, ce dernier décède brutalement dans d'obscures circonstances. A l'initiative des parents, et avec la bénédiction d'une administration hospitalière bien contente de se décharger de toute responsabilité, Ruth est accusée de meurtre.
C'est là qu'entre en scène la troisième voix, celle de Kennedy, avocate commise d'office, qui a choisi par vocation -et parce que le salaire confortable de son médecin de mari le lui permet- d'exercer dans le secteur public. C'est elle aussi une femme pragmatique et très travailleuse, par ailleurs dotée d'un solide sens de l'humour et d'une vivacité d'esprit qui rendent son récit agréablement piquant. Consciente que sa tâche s'apparente à l'ouvrage d'un Sisyphe, elle sait se contenter de petites victoires obtenues d'arrache-pied… Son implication dans le procès de Ruth -avec laquelle elle noue une relation amicale-, dépasse largement le cadre professionnel, et bouleverse sa propre perception de la question raciale.
C'est donc autour de cette dernière que tourne "
Mille petits riens". du point de vue de Ruth, cela consiste en la prise de conscience que malgré ses efforts pour faire oublier sa couleur de peau et mettre en avant ses qualités d'individu, le fait d'être l'unique infirmière noire de la maternité, finalement, compte. Qu'elle aura beau être la meilleure dans tout ce qu'elle entreprend, elle finira toujours par se heurter à cette barrière infranchissable qui fait que lorsqu'elle parcourt les rayons d'une supérette, c'est sous l'oeil suspicieux du vigile, ou qu'on lui réclame lors de son passage en caisse un justificatif d'identité dont a pu se dispenser la cliente blanche la précédant… et elle se sent soudain épuisée de devoir en permanence faire attention à ne pas être trop noire, à faire profil bas, à ne jamais évoquer ces injustices pour garder sa place parmi les blancs comme si elle leur devait une éternelle reconnaissance de l'avoir acceptée…
Des pistes de réflexion passionnantes, mais que l'auteure traite de manière parfois manichéenne, en confrontant l'irréprochabilité de Ruth au racisme décérébré de Turk.
Là où j'ai trouvé le propos vraiment intéressant, c'est dans son analyse de ce qu'elle qualifie de "racisme passif", représenté par le personnage plus nuancé de Kennedy, qui affiche un anti-racisme de bon aloi, mais ne s'est jamais réellement interrogée sur sa responsabilité et celle de ses semblables dans la persistance d'une ségrégation inhérente à la société américaine. Elle l'a jusqu'à présent, de manière passive, favorisée, en occultant son statut de citoyenne privilégiée, car évoluant dans un système conçu par et pour des personnes comme elle, nourri de représentations auxquelles elle peut s'identifier. Or, lorsqu'on est privilégié, c'est aux dépens de ceux qui ne le sont pas… le cas de Ruth la renvoie par ailleurs à la limite des mobiles qui l'animent en défendant les plus vulnérables. Même inconsciemment, elle profite du malheur des noirs -la majeure partie de sa "clientèle"- pour se mettre en valeur en jouant les sauveuses. Mais à l'image d'une justice américaine censée être la gardienne légale d'une société post raciale et au sein de laquelle la discrimination est donc taboue, elle colmate et répond au système, mais ne le remet pas en question, acceptant comme fait établi que les noirs n'aient pas le même traitement, les mêmes chances.
Ce qui est dommage, c'est que là aussi,
Jodi Picoult illustre son propos de manière souvent didactique, le martelant plutôt que de laisser parler les faits et de faire confiance au lecteur… Ajouté à une fin trop heureuse pour être crédible, cela a amoindri le plaisir de la lecture, pourtant rendue plaisante par la fluidité de l'écriture et une intrigue addictive.
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