Oyana

Mon pays, c'était donc ça, ses (sic) maisons carrées blanches à volets rouges, moi qui désormais avait passé plus de temps ici au Québec que dans le lieu de ma naissance. Ce paysage continuait à m'être étranger. Je n'y avais pas grandi, je n'en possédais pas les codes. Le territoire est un langage. Si on ne le parle pas dès l'enfance, il manque toujours quelque chose. Je n'arrive pas à envisager la vie le long de ces longues routes interminablement droites. Qu'y fait-on quand on a 7 ans ? Comment passe-t-on ses samedis après-midi quand on a 12 ans ? On se rejoint où à l'adolescence quand on habite entre Montréal et Trois-Rivières, à Shawinigan ou à Thetford Mines ?

Une langue, c’est un patois qui a gagné la guerre. p. 50

À peine quatre jours depuis que j'ai quitté la maison, mais on dirait que cela fait plusieurs semaines. En face de moi, de l'autre côté de la rue, il y a une bouquinerie, un resto de sushis et une épicerie. Je suis à deux pas de mon hôtel. Je
t' écris à la main avec un Paper Mate noir. Le soleil qui tape chauffe l'encre. L'écriture glisse doucement sur le cahier en cette fin
d'après-midi. L'encre fluide facilite la fuite en avant, tire ma main vers la marge avec plaisir. La pointe du stylo irradie. Les souvenirs bouillonnent, les mots tombent, le serveur pose la tasse de café à côté de mon paquet de cigarettes. Oui, je refume comme il n'est pas permis.

Chaque fois qu'un corps tombe, il tombe inutilement. Il tombe de s'être trouvé dans un camp. Et les corps tombent parce que ceux qui les font tomber ont déjà perdu. Ils n'ont plus que leurs armes pour exister. Outil des faibles et de leur bêtise. Se regrouper et s'entretuer. Victimes et bourreaux à ajouter aux victimes et bourreaux. Des clans qui n'existent qu'en se dressant les uns contre les autres. Soldats troupes armées prisonniers pour tracer la ligne d'une frontière un peu plus à gauche ou un peu plus à droite. Kalachs tanks avions de chasse pour prier à genoux vers Rome, la tête au sol vers la Mecque, les mains en l'air vers ailleurs. Tas de chairs pour la prochaine catastrophe.

La religion n’a jamais été mon truc mais je pense qu’en matière de culpabilité judéo-chrétienne, les Basques n’ont rien à envier aux Québécois .

Une fois que l’on s’est accroché à la géographie d’un lieu, on doit s’accrocher à son pays intérieur.

Un mot a retenu mon attention : ‘absentmindedly’. La commentatrice le prononçait de manière très poétique. J’ai eu le sentiment que cela décrivait parfaitement mon état : ‘distraitement’.
p. 109

La vérité a besoin de l’instant alors que le mensonge se nourrit de la durée.

Il pense à son pays. Il pense à Guernica, à la ville et au tableau de Picasso qui crache à la gueule des touristes la barbarie de la guerre dans un musée quelque part à New York. Le tableau doit rentrer, Franco doit partir. Quand il ne reste rien, il reste la lutte armée. Il doit libérer son peuple. Cela dure depuis trop longtemps, depuis bien trop longtemps.

Iban ne sait pas encore. Lui et ses camarades ne doivent quitter la planque sous aucun prétexte. Il faut attendre, se cacher. L’attentat est un tel événement que les autorités refusent d’admettre qu’il puisse s’agir d’une attaque de l’ETA qui revendique bel et bien l’élimination du bras droit de Franco. L’Espagne est en émoi. La police française est sur les dents. Les trois hommes jouent aux cartes. Iban ne sait pas qu’il est le père d’une petite Oyana.