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Critique de clesbibliofeel


Nous sommes en automne, les feuilles des arbres virent lentement du vert au jaune et quelquefois au rouge « sang », puis tombent au sol. C'est la fin d'un cycle. Les feuilles mortes annoncent dans quelques mois l'éclosion de nouvelles pousses qui auront la même destinée dans des délais similaires, rassurant spectacle de la nature. La sécheresse est une forme de violence, qui tue la feuille avant le terme défini par les lois biologiques. le rouge « sang » des feuilles me fait penser à la violence du crime qui interrompt d'un coup le court programmé de la vie, désespère absolument de l'homme. La violence me semble bien trop peu interrogée, comme si cette face sombre était finalement acceptée, voire même constituait, pour certains, un spectacle fascinant.

Voici un livre qui donne matière à penser. Il a été écrit il y a neuf ans et pourtant le propos reste plus que jamais d'actualité. Comment pourrait-il en être autrement alors que la violence est partout présente, de plus en plus étalée au grand jour dans les médias ou en attente, dans l'ombre, prête à détruire ce qui a été construit patiemment auparavant. La violence et sa forme ultime le crime, ne sont pas forcément des thèmes abordés très souvent sauf sous l'angle de l'actualité brute, des faits divers, de la fascination pour des films et des livres qui vont toujours plus loin dans ce domaine. Mais interroger vraiment les fondements de la violence, voilà qui n'est pas si fréquent !

Jean-Bertrand Pontalis est philosophe, psychanalyste, auteur de nombreux essais et récits. Il a reçu en 2011 le Grand prix de littérature de l'Académie française pour l'ensemble de son oeuvre. Cet essai est vite lu, 165 pages seulement avec des chapitres courts. Il aborde de façon simple un panorama très large en donnant des exemples mythiques ou bien tirés de l'actualité contemporaine. On sent que le sujet lui tient à coeur, le premier paragraphe m'a interpellé et j'ai poursuivi ma lecture pratiquement d'une traite :
« Je déteste la violence et voici que je m'apprête à écrire un livre sur le crime. Si je la déteste tant, cette irruption de la violence, c'est que je la redoute et tente de m'en protéger, tel un enfant qui, après que sa mère a bordé soigneusement son lit, se croit assuré d'être à l'abri du cauchemar. »

La critique a pu dire que cet essai était une suite de réflexions et d'exemples sans réel fil conducteur, dans un désordre apparent. Je pense qu'il n'en est rien. L'auteur s'intéresse dans une première moitié du livre aux crimes individuels, emblématiques ou crapuleux voire cocasses, à leur répercussion dans le public. Dans un deuxième temps, il élargit ses investigations aux crimes d'Etat, aux guerres, aux génocides. Comment ce sujet difficile aurait-il pu être traité dans une totale clarté alors qu'il est l'ombre, qu'il est le désordre absolu ?

Il a choisi la vulgarisation et le reproche qui peut lui être fait est de ne pas aller plus loin sur le terrain de la philosophie, de ne pas développer plus les concepts qu'il esquisse seulement. Je trouve pour ma part qu'il ouvre une porte et que le lecteur exigeant peut aller plus loin en recherchant ce qu'en ont dit les grands penseurs...

C'est un livre où on croise (liste non exhaustive...) Abel et Caïn, André Gide, Violette Nozière, les soeurs Papin, Freud, Dostoïevski, Médée, Albert Camus, Barbey d'Aurevilly, Badinter, Goebbels, Ionesco, Claude Lanzmann, le docteur Guillotin, Eros et Thanatos... Une enquête où autant de beau monde est convoqué ne peut être qu'un grand livre. Je conseille vraiment de le lire !

A côté de cette oeuvre, prolonger la lecture par la philosophie, par sa propre expérience, sa pensée personnelle :

La violence est-elle en nous (la fameuse « nature de l'homme ») et il faut alors l'exorciser ou bien est-elle dans nos actions, dans la société ? La notion de violence, de crime n'est pas souvent traitée en tant que tel. On trouve plutôt des exposés sur le bien et le mal, tentative habituelle de la pensée – ou l'absence de pensée des sectes et des pouvoirs autoritaires – de délimiter des catégories duales, bien clivées. On va pouvoir se définir d'un côté ou de l'autre, manière de classer l'affaire. Mais qui se revendique lui-même d'être du côté du mal ?

La pensée d'un des grands philosophes, Emmanuel Kant, souvent obscur au premier abord, pas dans les plus médiatiques par voie de conséquence, mérite d'être observée car il est allé bien plus loin que cette opposition rassurante. C'était à la grande époque des Lumières et de l'influence de Jean-Jacques Rousseau, une période d'avancées considérables, là où la religion avait remis une couche avec Luther sur « la nature pécheresse de l'homme » après Pascal et sa « malheureuse racine du péché ». Pour Kant la violence est le reflet de la liberté des hommes qui peuvent suivre les préceptes moraux mais peuvent aussi décider de passer outre, au choix...
Kant fait rentrer cette violence dans un conflit intérieur du fait de la liberté de l'homme – plus de principe du mal, plus de nature pécheresse mais un conflit intérieur dû à cette liberté elle-même –. La loi morale existant dans chaque société doit être convertie en acte. Tension de l'arbitrage individuel soumis à cette loi et aux inclinations (intérêt, passion, pouvoir...).
L'homme est insuffisamment fort pour appliquer à tous les coups les principes moraux si tant est qu'ils sont bien définis. le mal domine dans le monde mais n'est pas dans la nature humaine plutôt dans un conflit entre la vie sociale et l'intérêt individuel. C'est le prix à payer de notre liberté. Kant ne fait pas d'analyse directe de la violence, il renvoie systématiquement sur l'autonomie de la volonté et sur cette liberté de l'homme de faire le bien ou le mal.

Quand Jean-Bertrand Pontalis écrit « ... la barbarie ne s'oppose pas à la civilisation mais est au coeur de la civilisation », cela renvoie aux travaux de Hannah Arendt sur la banalité du mal et la médiocrité des hommes qui commettent les actes les plus violents (Elle écrit surtout sur la Shoah). Il est plus facile d'obéir aux chaînes d'application des ordres de manière mécanique, d'appliquer un système déjà existant, d'y faire sa place, que de refuser et de s'opposer. Cela me semble bien la grande force du mal. Elle affirme « Seul le bien a de la profondeur et peut être radical. » Ne pas vouloir obéir à des ordres qui contreviennent à la loi morale permet de tracer une piste de résistance mais ce n'est pas l'attitude la plus facile, l'histoire contemporaine le montre assez.

Plus que l'opposition habituelle de l'inné d'une violence en l'homme et de l'acquis d'une société qui corrompt, je trouve intéressant de dire comme Kant que la violence est le résultat de la liberté fondamentale de l'homme et donc qu'elle existera toujours. C'est également le sens de la banalité du mal de Hannah Arendt. le mal n'est pas exorcisable – et dieu lui-même est un remède bien incertain –. Reste alors à contenir cette violence, la réduire par le travail sur soi, par l'éducation et une législation au service de l'humain.

Et vous, quelles causes, quelle définition de la violence donneriez-vous ?
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J'ai choisi d'illustrer cette chronique par une photo et composition personnelle à partir des feuilles de vignes en automne, en relation avec mon premier paragraphe. Visible sur mon blog Clesbibliofeel que, j'espère, vous irez visiter (et éventuellement vous abonner). Belles lectures !


Lien : https://clesbibliofeel.blog
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