Maurice Rebeix entame son texte en lançant un questionnement qui à la fois sonne comme une alerte et lui permet d'introduire, plus qu'une injonction, une proposition, consistant à élargir notre vision par l'observation d'autres manières d'appréhender le monde.
Malgré l'épidémie de Covid-19, avons-nous bien compris ce qui est en jeu ? Avons-nous su percevoir que la Terre, organisme vivant, nous invitait, via les bactéries, les microbes, à méditer les conséquences de nos comportements abusifs et ravageurs sur l'environnement ? Avons-nous compris que nous sommes en train de devenir un parasite au sens propre du terme, dont l'écosystème planétaire va peut-être devoir se défendre en générant des anticorps ?
"Avons-nous oublié -franchement, on se pince à l'idée que cela ait pu nous échapper- que, dans la nature, tout excès, toute concentration exagérée, toute surreprésentation, animale ou végétale, est irrévocablement régulé ?"
Il est important de souligner d'emblée que le "nous" dont il est question se réfère au monde occidental, qu'il convient de ne pas considérer que la dévastation est inhérente à l'Homme et à l'ensemble de ses activités, mais qu'elle est le résultat d'une manière de vivre propre à une civilisation et à une histoire données, à une relation au monde culturellement identifiable. C'est cette dernière que
Maurice Rebeix nous invite à changer, en prenant conscience que rien ne nous distingue véritablement du reste du monde naturel, que nous ne sommes qu'un simple organisme sur une planète qui en abrite des millions d'autres.
Photographe, cinéaste, sportif, l'auteur s'est inspiré de plusieurs décennies de voyages et de rencontres à travers le monde, de l'Indonésie à la Jamaïque en passant par la forêt amzonienne, des Fidji aux Etats-Unis, où il s'attarde plus particulièrement, ayant noué des liens très étroits, devenus quasi familiaux, avec des membres de la tribu des Lakotas. Il a écouté les voix des peuples indigènes, qui tirent la sonnette d'alarme depuis longtemps, et dont la plupart peuvent se prévaloir d'une très ancestrale compréhension spirituelle du monde. Il propose ainsi un panorama de pensées de tous horizons, hors de toute idéologie ou religion.
Il convoque également dans ces pages d'autres voix, celles de scientifiques, d'anthropologues, de philosophes…, dont les pensées l'inspirent et rejoignent la sienne, lui permettant d'appuyer son argumentation. Citons notamment l'astrophysicien
Aurélien Barrau et son appel à une révolution écologique nourrie de désir et non de contrainte, Pierre Rahbi et sa vision d'une sobriété pourvoyeuse de bonheur,
Edgar Morin et sa conviction de l'abyssal mystère de la réalité,
Naomi Klein pour qui "le changement climatique représente une crise narrative profonde pour la civilisation occidentale, liée aux questions de visions du monde et de spiritualité", ou encore
Levi Strauss,
Baptiste Morizot…
Précisons qu'il semble d'abord répondre à sa question initiale (relative à notre prise de conscience quant à l'impact délétère de notre mode de vie) de manière négative. En effet, à voir ce qui nous préoccupe, nous agite et fait l'objet de nos débats, il semblerait que nous ayons délibérément fait le choix de nous détourner de l'essentiel. Que notre manière d'être au monde est gouvernée par le goût du rapport de force, la volonté d'imprimer la marque de notre domination sur le reste du vivant, comme en témoigne une Histoire marquée par la colonisation, l'appropriation des territoires, l'exploitation, guidées par la conviction que la terre n'est qu'une simple masse de matières mise à notre disposition. Nous avons construit un monde aseptisé, urbanisé, un monde de confort, de bruits et d'odeurs fabriqués, de nourriture insipide, de vies vécues par procuration, à travers les écrans. Coupés d'un monde naturel dont nous nous efforçons constamment d'effacer les traces, nous avons perdu le savoir des arbres, des fleurs, du vent. Nous sommes devenus trop pressés pour percevoir les signes qui disent la magie du monde.
"Quand la beauté de la nature ne mérite à nos yeux que d'être l'objet d'un selfie, au lieu d'un rite, un moment de déférence ou de recueillement, cela ne dit-il pas notre déconnexion de la compréhension ancienne de la sacralité des lieux, du pouvoir des sites ?"
Et nous en sommes malheureux. Car notre anthropocentrisme et notre immodestie nous conduisent à la solitude, à l'enfermement, à vivre dans des villes grises et fatigantes. Notre obsession du moi nous rend incapable de nous connecter avec le tout. Nos mentalités maladives nous amènent à nier la vie de l'autre, du reste du vivant dans l'approche la plus globale du terme. Il devient urgent (car comme le précise
Maurice Rebeix, l'effondrement a commencé) de cesser d'imposer notre domination ou nom d'une intelligence dont notre espèce serait l'unique détentrice et de s'adapter à d'autres modes non seulement de pensées mais d'être au monde, sans la distance et le dédain que notre civilisation témoigne à l'autre.
Et c'est là que se tient le coeur de l'ouvrage : ce n'est pas tant à un changement dans nos comportements qu'appelle l'auteur, mais à une évolution radicale de notre vision du monde, à l'introduction -ou la réintroduction-, dans notre rapport à ce qui nous entoure, d'une forme de spiritualité qui, en nous amenant à reconsidérer notre place dans ce monde, induira de fait une autre manière de se comporter envers lui. Car "affirmer la sacralité, c'est rendre intouchable". Et les peuples indigènes -ou premiers comme les définit l'auteur dans son sous-titre-, qui pour rappel représentent 5 % de la population mondiale, mais sont les gardiens de 80 % de la biodiversité planétaire, sont en cela des sources d'inspiration.
Pour reprendre l'exemple des Lakotas, dont il est beaucoup question, ces derniers estiment être des gardiens, et non des maîtres du monde, ce qui implique, plus que des droits, des devoirs. L'eau, les arbres, les animaux, sont considérés comme des parents, et non comme des ressources. Ils incluent ainsi dans le Cercle de la vie auquel ils rendent hommage notamment par leurs danses, toutes les formes de vies, les minuscules comme les gigantesques, les proches comme les lointaines. A l'encontre de la vitesse et de l'immédiateté qui caractérisent la vie de l'homme blanc, ils projettent les conséquences des décisions, pur savoir si elles sont bonnes, sur du long terme, sur sept générations, précisément.
D'une manière générale, les cultures indigènes entretiennent avec le "Grand Tout" une relation imprégnée de spiritualité, vivant ainsi dans un autre monde que le nôtre, énigmatique, ouvert sur l'invisible, propice à la compréhension spirituelle, où tout ce qui vit est doté d'un esprit, d'un souffle ; un monde non clos, où le mystère ne se perce pas mais s'approche avec révérence.
Maurice Rebeix insiste bien sur cette notion de spiritualité, qu'il distingue de la religion. A l'adoration et la soumission que suppose la seconde, il oppose la notion de célébration et la quête de communion qui définissent la première. Quand la religion tient tout entière dans la croyance, la spiritualité se constitue peu à peu de l'expérience. Et quand l'affirmation des postulats religieux ou idéologiques nous réduisent à notre simple dimension humaine, au repli sur soi et aux rapports de force, la spiritualité nous emmène sur le chemin d'une consciente non plus seulement personnelle mais collective, offrant la reconnexion à quelque chose de plus grand que nous, d'un questionnement et d'une écoute qui ouvrent à une compréhension globale du monde. Elle procure par ailleurs une capacité à la paix intérieure que seule offre la conscience du lien qu'on entretient par sa propre existence avec toutes les autres formes de vie.
Il nous invite ainsi à réviser nos certitudes pour nous remettre à l'écoute du chant du monde, à ne plus mépriser l'imagination au profit de la connaissance, à entretenir un lien plus respectueux, voire plus affectueux pour l'eau, la terre… Envisageant le spirituel comme élément de formes possibles de renouveau, susceptible de contribuer à l'émergence d'une prise de conscience, il exhorte à l'humilité, à la patience, à l'ouverture. Il ne s'agit pas de devenir des indigènes, car il est bien conscient que ce n'est pas possible, mais d'oser s'aventurer hors des champs habituels du réalisme et de l'objectivisme, de " quitter la froideur du raisonnable pour retrouver les flammes vives de l'instinct profond". Ce qui n'empêche pas par ailleurs de dénoncer le système à l'origine de la dévastation…
"Le monde ne mourra pas par manque de merveilles mais uniquement par manque d'émerveillement."
J'ai été bien bavarde mais rassurez-vous, l'essai de
Maurice Rebeix, très riche, vous réserve encore bien des découvertes, notamment lorsqu'il nous emmène à rencontre de la spiritualité de ces peuples premiers dont il nous invite à nous inspirer… Si j'ai trouvé son approche très intéressante, et sans doute très juste, j'avoue être assez pessimiste sur la capacité de nos sociétés à passer d'une ultra connexion à la technologie à une reconnexion au(x) vivant(s) qui l'(les) entoure(nt), et ce bien que l'auteur termine lui-même sur une note d'espoir en constatant "qu'un mouvement s'engage, et qu'une conscience s'installe".
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