La lecture de Sarah, Suzanne et l'écrivain restera longtemps en moi comme un écho lancinant qui se propagerait dans la blessure d'une âme meurtrie. Mais dans cet écho, il y a aussi des éclats de lumière. Il me faudra attendre peut-être quelques jours encore pour que ma mémoire fasse le tri, attendre que l'eau se calme pour apercevoir ce que ce livre continue de me dire.
Sarah, une femme quadragénaire, rencontre un jour un écrivain pour lequel elle porte une vive admiration. Elle lui confie son histoire et voudrait qu'il l'écrive. Elle lui demande de le faire, pour elle, pour les autres femmes, pour les hommes aussi qui liront ce livre... Mais elle voudrait que ce soit un roman. Dans ce roman que l'écrivain décide d'écrire, Sarah s'appellera Suzanne...
Éric Reinhardt nous entraîne dans un étrange triangle choral qui n'est ni tout à fait l'histoire de Sarah, ni tout à fait l'histoire de Suzanne, mais peut-être est-elle celle d'un écrivain qui va faire de cette confession un roman, tissant un pont entre ces deux femmes ?
Alors Sarah devient Suzanne, encore en état de rémission suite à un cancer. Cette maladie lui a ouvert les yeux, lui a fait prendre conscience du poids de la vie, de ce qu'est sa vie réellement, sa vie conjugale, sa vie en tant que mère, sa vie en tant que femme aussi, peut-être et avant tout...
Mère de famille et épouse en apparence comblée, elle ne ressent plus les mêmes sentiments qu'avant et voilà que cette prise de conscience l'amène à se confronter brusquement à l'indifférence, à l'égoïsme de son époux, comme si sa maladie, ou plutôt sa rémission, lui avait brusquement ouvert les yeux.
Lorsqu'elle réalise après vingt ans de mariage, que son époux est propriétaire de soixante-quinze pour cent de leur domicile conjugal, Sarah tente de rétablir l'égalité économique au sein de leur couple et lui demande aussi de se montrer plus présent. Pour faire réagir son époux qui reste muet à sa demande, elle décide de quitter leur foyer pour quelques mois. Ce sera pour elle une décision aux conséquences inattendues et bouleversantes.
C'est cet effondrement que nous raconte Éric Reinhardt.
Celui de Suzanne, ou peut-être celui-ci de Sarah. Parfois j'en suis arrivé à ne plus savoir les distinguer, mais ce n'est pas très important. La construction narrative d'Éric Reinhardt, subtile comme un pont entre deux versants, favorise cette ambiguïté, ce basculement, ce jeu de miroirs de deux destins qui se parlent en écho...
Dans ce roman complexe et vertigineux, j'ai aimé cette mise en abyme, ainsi que la confusion dans laquelle celle-ci nous plonge et nous perd...
L'écriture d'Éric Reinhardt est d'une justesse incroyable, d'une sensibilité qui touche au coeur pour dire la violence psychologique exercée par un homme sur son épouse. Cette violence du silence, ce rejet, ce bannissement, ce point de bascule presque au bord de la folie, sont très finement rendus.
C'est un livre humaniste, profondément féministe de deux femmes qui décident de ne pas céder à la lente domination ordinaire, de renverser la table, de prendre en main leur destin, quitte à tout perdre... C'est l'histoire de leur résilience.
C'est un livre sur l'effacement. Éric Reinhardt montre comment on peut exister ou simplement disparaître, être effacé par le regard des autres, ceux qu'on croyait aimer, ceux dont on croyait être aimé... Mais il ne faut pas nous leurrer, cette indifférence n'est pas une vue de l'esprit philosophique, mais bien le cri d'une femme dans cette lente détérioration du désir de l'autre, c'est bien ici l'héritage patriarcal qui est désigné, sur lequel se fondent encore aujourd'hui beaucoup de couples dans leur fonctionnement...
Ce qui m'a surpris dans ma lecture, c'est la proximité de ce roman avec l'un des précédents du même auteur,
L'amour et les forêts où là encore une femme contactait un écrivain, évoquait sa vie cette fois avec un pervers narcissique. D'où viennent à Éric Reinhardt ses inspirations qui se ressemblent ?
Éric Reinhardt est un auteur qu sait parler des femmes, sait parler aux femmes, sait parler aussi aux hommes qui essaient de parler aux femmes, qui essaient de parler des femmes...
Aussi, être un homme et lire ce roman n'est peut-être pas anodin.