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EAN : 9782072796982
480 pages
Gallimard (20/08/2020)
3.1/5   354 notes
Résumé :
Fasciné par les arcanes du réel, Dimitri, jeune reporter de vingt-sept ans, mène sa vie comme ses missions : en permanence à la recherche de rencontres et d’instants qu’il voudrait décisifs.
Un jour, il se lance dans une enquête sur la naissance d’Internet, intrigué qu’un ingénieur français, inventeur du système de transmission de données qui est à la base de la révolution numérique, ait été brusquement interrompu dans ses recherches par les pouvoirs publics... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (103) Voir plus Ajouter une critique
3,1

sur 354 notes
°°° Rentrée littéraire 2020 # 27 °°°

Ce roman protéiforme est incroyablement vivant ! J'ai aimé les deux comédies françaises racontées dans ce roman ... à moins qu'il y en ait plus que cela !

Le premier roman dresse le portrait d'un jeune journaliste, Dimitri dont on apprend dès la première page sous forme de faire-part qu'il a trouvé la mort à 27 ans dans un accident de voiture. Eric Reinhardt prend le temps de nous présenter ce personnage aussi attachant, intéressant qu'agaçant. Il déroule le fil de la vie de Dimitri, brillant, mobile et insaisissable à travers une carte du tendre très mouvementée, Dimitri tombant souvent amoureux et courant après une femme qu'il rencontre en plusieurs lieux. C'est assez irrésistible, on a l'impression d'être dans un Truffaut à suivre un personnage qui fusionnerait le Jean-Pierre Léaud de Baisers volés et le Charles Denner de L'Homme qui aimait les femmes, irrésolu, idéaliste et ayant du mal à s'extraire de ses rêves pour vivre dans la réalité.

Le deuxième roman est une enquête, celle que poursuit Dimitri, en fait le récit d'un fiasco français qui a conduit la France à passer à côté de la possibilité de devancer les Etats-Unis dans la création d'Internet. La thèse d'Eric Reinhardt est ultra convaincante et documentée, construite autour du témoignage de l'ingénieur informatique Louis Pouzin : il a conçu le système de transmission de données électroniques, le datagramme. Même si je ne suis pas du tout fan ni experte en geekerie, l'auteur nous ferre en construisant son enquête quasi comme un thriller. Les pages sont mordantes et fort sarcastiques, tirant à boulet rouge sur la vieille France, sur les privilèges d'une classe politique sclérosée par le lobbying, sur le corporatisme stupide des corporatismes et l'impunité des puissants qui ont aveuglé et manipulé le pouvoir en place ( en l'occurence Valéry Giscard d'Estaing qui se targuait pourtant de modernité et a choisi le Minitel plutôt qu'Internet ). C'est acerbe et hautement réjouissant !

Pour autant, est-ce que j'ai aimé que ces deux romans n'en forment qu'un seul ? J'avoue que je n'ai pas toujours vu le lien entre le récit intime centré Dimitri et l'enquête à charge. C'est vrai que dans les deux cas, Eric Reinhardt pointe du doigt ces moments où le destin bifurque, ces événements qui devient le cours des choses et font basculer dans un après. Mais il m'a manqué un autre fil conducteur que le simple fait que Dimitri mène l'enquête lui-même. Bref, je me pose encore la question.

Ce qui est sûr, c'est que ce roman est d'une vivacité remarquable. Que l'acuité sur l'époque dont fait montre Eric Reinhardt crève les pages. Que le style de l'auteur est incontestablement brillant, son écriture, totalement maitrisée, emplie de nombreux degrés, m'a régalée, notamment dans les dialogues. Et quel humour, qualité plutôt rare pour un roman qui se veut aussi sociologique et politique. C'est souvent très très drôle : les lettres qu'écrit Dimitri à un Giscard nonagénaire pour lui demander des comptes à la frontière du harcèlement sont hilarantes.

A noter une passionnante digression ( ou roman dans le roman, un de plus ) sur la façon dont le peintre Max Ernst apprend à Jackson Pollock la méthode du dripping qui donnera naissance à l'art abstrait américain et permettra à New-York de supplanter Paris comme capitale de l'Art.
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Éric Reinhardt que je lis pour la première fois m'a emmené dans un roman un peu fou, très long, un peu trop à mon goût. Pourtant, je reconnais que la plume de l'auteur est alerte, incisive, efficace, et qu'il sait accrocher l'intérêt de son lecteur tout en révélant des informations très instructives.
Tout commence avec la quête d'une fille croisée dans Madrid, fille que Dimitri, le narrateur, veut absolument retrouver, croit reconnaître mais disparaît avant qu'il ait pu l'aborder. Seulement, avant que cette quête commence, l'auteur avait inséré l'avis de décès de Dimitri Marguerite et les circonstances de l'accident de voiture qui a causé sa mort, le 16 juillet 2016, sur une route de Bretagne. Sa compagne, Pauline, qui conduisait, étant indemne.
Madrid, Paris, c'est en 2015 puis l'auteur permet de faire connaissance avec son héros qui m'a entraîné dans le monde du lobbying puis dans l'enquête journalistique. Spontané et curieux, Dimitri n'a pu poursuivre son travail trouble de consultant et se retrouve journaliste à l'AFP.
C'est à partir de là que sa rencontre avec Louis Pouzin enclenche ce qui est le coeur du livre : l'histoire de l'inventeur du datagramme qui avait mis au point, bien avant les Américains, ce qui deviendra Internet. Oui, vous lisez bien, Internet aurait dû être français si Valéry Giscard d'Estaing, cédant aux pressions du plus grand patron de l'époque, Ambroise Roux (CGE), n'avait sacrifié tout ce que préparait Louis Pouzin et son équipe à l'IRIA (Institut de recherche en informatique et en automatique) de Rocquencourt. Tout cela pour que la France soit la première à mettre au point le… Minitel.
L'histoire, la quête plutôt, de Dimitri est infiniment détaillée. L'auteur répète plusieurs fois certains épisodes, avance, revient en arrière puis m'emmène subitement sur les traces de Max Ernst depuis sa maison de Saint-Martin d'Ardèche jusqu'à New York avec les surréalistes, André Breton, Jackson Pollock, Lee Krasner, sans oublier leur égérie et mécène : Peggy Guggenheim. C'est complet, documenté, agrémenté d'anecdotes savoureuses, étonnantes dont le texte foisonne mais j'ai trouvé cela beaucoup trop long.
Finalement, me revoilà au coeur du sujet : Ambroise Roux (1921 – 1999). Éric Reinhardt, en utilisant la fiction, réussit à rappeler l'histoire de cet homme qui influença tellement les décisions politiques des années 1970. C'est souvent critique, voire caustique et les aventures sentimentales de Dimitri offrent quelques respirations salutaires.
Je ne peux passer sous silence la désopilante analyse de la biographie du grand homme rédigée par une journaliste à particule, reine de la brosse à reluire.
Comédies françaises est un livre à lire, assurément, car ce que nous vivons aujourd'hui avec la toute puissance des Américains grâce à Internet, aurait pu être évité comme le démontre brillamment Éric Reinhardt.

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Dimitri est un jeune homme né en 1989 dont on apprend dès les premières pages qu'il est décédé dans un accident de la route à l'âge de 27 ans, qu'il était passager d'une BMW dont la conductrice aurait perdu le contrôle, sans explication. La majorité des personnages présents dans le roman sont inscrits sur la page du faire-part, cependant pas tous. Est notée également sur celle-ci : " Que sa curiosité insatiable, son humour, sa colère et son idéalisme nous servent d'exemple à jamais."
C'est donc la vie de Dimitri Marguerite qu'Éric Reinhardt va nous raconter dans Comédies Françaises. Nous rencontrons ce jeune homme rêveur, railleur aussi, une première fois en juin 2015, à Madrid en Espagne. Alors qu'il flâne, en soirée, une jeune femme attire son attention. le hasard fera qu'il sera amené à croiser à nouveau cette belle, mystérieuse et insaisissable inconnue plusieurs fois, à Paris puis à Bordeaux. Cette quête amoureuse est présente tout au long du roman.
Mais faisons connaissance avec ce jeune homme passionné par le domaine du spectacle vivant et le théâtre. Il est un élève brillantissime mais arrête tout en 2008 alors qu'il est en 2ème année de classe préparatoire scientifique, pour le théâtre. Recalé au concours du Conservatoire national de Paris, il s'inscrit à Sciences Po Paris où il peut enfin s'épanouir un peu, allant au spectacle quasiment tous les soirs. Mais c'est un poste dans un cabinet de lobbying qui va se présenter à lui et qu'il va accepter notamment pour le salaire très attractif. Mais sa culture politique d'extrême-gauche le contraindra à démissionner. Ne sachant pas vers quel métier il va pouvoir se tourner, une amie lui parle alors du concours organisé chaque année par l'AFP pour recruter de jeunes reporters. Il se présente et est admis.
Il propose à Louis Pouzin, l'inventeur du datagramme, c'est-à-dire d'Internet de le rencontrer en vue d'écrire un livre d'entretiens. Intrigué et curieux de comprendre pourquoi les recherches de cet ingénieur français ont été brusquement interrompues par les pouvoirs publics en 1974, il mène son enquête. En parallèle, ayant été profondément marqué, à 18 ans par un documentaire sur Max Ernst, il projette d'écrire comment ce dernier a transmis le flambeau de l'avant-garde artistique à Pollock. Il a donc toujours sur lui pour noter, deux carnets : un carnet Clairefontaine bleu à motifs écossais, à spirales et à petits carreaux consacré à ce projet de roman et un carnet rose clair, où s'accumulent ses notes sur le datagramme, Louis Pouzin et la création d'Internet.
C'est un roman d'une richesse inouïe dans lequel le domaine artistique, avec ces magnifiques pages dans lesquelles Dimitri - l'auteur ? - révèle sa passion pour les arts de la scène, avec le surréalisme et comment la peinture abstraite américaine a été autant mise en avant et a connu une telle notoriété, contrebalance le domaine politique avec sa noirceur et ses dessous de table.
Chacun de nous a entendu parler du lobbying et en connaît la définition. Mais la description qu'en fait Éric Reinhardt est absolument remarquable et convaincante. Je n'imaginais pas que ce pouvoir des lobbies était déjà aussi présent dans ces années 1970 et surtout aussi puissant. Que cet industriel Ambroise Roux ait pu être assez influent pour avoir sabordé l'Internet français et la manière dont cet omnipotent patron de la CGE (Compagnie Générale d'Electricité) a mené à bien sa besogne est vraiment époustouflant !
L'auteur aurait pu écrire un vrai documentaire sur ce fait et sur cet homme. Son talent a été d'écrire un roman passionnant en faisant mener l'enquête par son héros. de plus, l'humour vient souvent agrémenter ses propos, notamment lorsque Dimitri lit des passages du fameux roman Un prince des affaires de Anne de Caumont : jubilatoire.
Ahurissant et écoeurant, le pouvoir que peuvent avoir ces lobbyistes sur les hommes politiques et leurs décisions ! Il suffit de regarder ce qui se passe en ce moment, en ces temps de confinement avec les chasseurs pour s'en convaincre.
Comédies françaises est un savant mélange de roman social, de roman historico-politique où la rêverie amoureuse, le sentiment de perte du réel sont aussi présents.

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Eric Reinhardt raconte qu'à la suite de la lecture d'un article de Libération sur Louis Pouzin, un Français décoré par la reine d'Angleterre pour sa contribution à la naissance d'Internet, lui est venu l'idée de Comédies françaises.

Passionné par l'Expressionnisme abstrait et deux de ses plus grands représentants, Max Ernst et Jackson Pollock, toujours en quête de rencontres décisives avec des femmes dont l'inaccessibilité le pousse à des dérives sexuelles, Dimitri a fait de brillantes études mais, à l'instar de plus en plus de ses coreligionnaires, il n'est pas tenté par une carrière de haut fonctionnaire ni de cadre supérieur. Alors après un poste dans une société de lobbying — qui soit dit en passant est à l'opposé de ses idées de gauche — le jeune homme décide de devenir reporter et finit par se lancer dans une enquête sur la naissance d'internet. Il découvre ainsi qu'Internet aurait pu se développer en France et non aux USA si un grand patron, Ambroise Roux, le PDG de la CGE (Compagnie générale d'électricité), n'avait pas tout fait pour saborder le projet, uniquement pour le profit de sa société et son intérêt personnel...

Beaucoup de bonnes choses dans ce dernier livre d'Eric Reinhardt, comme une analyse plutôt judicieuse de l'élite bourgeoise économique et politique française. Quelques fondamentaux aussi sur le déterminisme social qui n'ont rien d'original mais qu'il est toujours utile de répéter. J'ai également beaucoup aimé l'incursion éclairée dans la peinture avant gardiste américaine. Pour ce qui est de l'enquête sur l'Internet français et son fossoyeur présumé, Ambroise Roux, elle montre bien le fonctionnement du lobbying pratiqué par les grands patrons français. Un état des lieux connu depuis longtemps qui aurait peut-être mérité un développement plus court et moins d'assertions semble-t-il hasardeuses. Toujours est-il que Comédies françaises est un roman ambitieux, où fiction et réalité se marient avec bonheur pour notre plaisir, merci à Babelio et aux Éditions Gallimard.
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Ce roman d'Eric Reinhardt ne devrait pas laisser indifférent ses lecteurs tant sa construction est provocante.
La lecture est en effet déconcertante, décousue ; elle alterne des chapitres où il ne passe pas grand'chose, comme dans un film de Rohmer, lorsque l'on suit Dimitri, et des passages où l'on plonge dans des analyses politiques.

Sans transition, on passe du triolisme au deuil de l'attentat du Bataclan, on balaye le lobbying du médiator, la pilosité féminine et l'expressionnisme abstrait des années 1950 soutenu par la CIA...

J'ai avancé par à coups dans cette histoire désarçonnante qui fait qu'à plusieurs moments on se demande où l'auteur veut nous entraîner.

Puis on arrive dans le coeur du livre (si il y en a un) : comment Valéry Giscard D'Estaing clôtura le plan calcul en 1974 privant la France de la possibilité d'inventer internet en lui préférant le minitel.

Le style fait souvent appel à la répétition de phrases en leitmotiv.
De temps en temps, on est happé par les pérégrinations timides du personnage intellectuel de Dimitri et par son enquête sur la politique de la communication et d'informatisation.
Mais souvent, je me suis enlisé dans un banc de sable, refusant pourtant de lâcher le livre, puis, le courant aidant, j'ai été remis à flot avec le sentiment d'être baladé dans ces sautes du coq à l'âne.

Dimitri nous dit qu'il va sortir un gros truc, une enquête dont il va faire un livre qui aura un énorme retentissement. Bref, un livre dans le livre.
C'est avec un sentiment mitigé que j'ai terminé cet ouvrage dont on a l'impression qu'il aurait pu se poursuivre ainsi infiniment avec une mise en abyme.
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critiques presse (6)
FocusLeVif
13 novembre 2020
Des actes manqués, des moments de bascule, Comédies françaises, le nouveau roman d'Eric Reinhardt en est plein. Le romancier y traite autant de l'invention ratée par la France d'Internet que le destin d'un jeune contemporain. Ironique et élégant à la fois.
Lire la critique sur le site : FocusLeVif
LeFigaro
29 octobre 2020
Pourquoi la France a-t-elle échoué dans la course à l'invention d'internet ? Une reconstitution d'un ratage historique.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Bibliobs
24 août 2020
Par quel aveuglement Valéry Giscard d’Estaing a-t-il ignoré internet au milieu des années 1970 pour mieux favoriser le Minitel ? C’est la question que se pose le héros de « Comédies françaises ». Étourdissant.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
LaLibreBelgique
24 août 2020
Dans « Comédies françaises » Eric Reinhardt raconte l'histoire vraie d'un magistral ratage. Derrière ce fiasco, il met en lumière le vrai personnage de roman que fut Ambroise Roux, patron mythique. Un livre qui est aussi un grand roman autour de Dimitri et ses états d'âme.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Telerama
20 août 2020
Avec acuité et sens du jeu, l'écrivain se coule dans le personnage de Dimitri, brillant vingtenaire confronté aux rigueurs de l'époque, héros d'un virtuose roman à tiroirs.
Lire la critique sur le site : Telerama
LesInrocks
19 août 2020
Avec Comédies françaises, Eric Reinhardt signe son roman le plus politique et le plus acerbe sur le pays, la droite, le lobbying.
Lire la critique sur le site : LesInrocks
Citations et extraits (89) Voir plus Ajouter une citation
Un exemple, messieurs les éditorialistes des beaux quartiers ?
Eh bien Valéry Giscard d'Estaing qui clôt le Plan Calcul en 1974, privant la France de la possible invention d'Internet sur son sol, nous subordonnant de facto au dynamisme et à l'esprit de conquête des Américains (pour le coup, on peut vraiment parler de génial opportunisme), quand c'est nous qui tractions toute l'affaire et que le monde entier s'épuisait à essayer de rattraper Louis Pouzin qui aussi sautillant que je le verrais moi-même au Café français dans sa quatre-vingt-quatrième année courait déjà beaucoup plus vite que quiconque sur cette planète.
Merci Valéry Giscard d'Estaing, merci la droite française, merci les élites conservatrices.
Il est où l'éditorial hargneux de nos amis de droite déplorant qu'un président de la République ait fait rater à notre pays la révolution d'Internet, pour lui préférer le Minitel ? POUR LUI PRÉFÉRER LE MINITEL ! Ah ah ah ! Giscard, bravo ! On t'applaudit bien fort ! Toi qu'on se plaît toujours à dépeindre comme moderne et affûté ! C'est bien, la droite ! Félicitations ! On vous l'entend jamais raconter cette anecdote, c'est bizarre ! Comment ça se fait ? Elle est pourtant super instructive !
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p.282-285 (chapitre 12)

Quand Maurice Allègre avait essayé d'alerter les cabinets ministériels - solennellement - sur l'erreur que commettrait la France s'il se confirmait que Cyclades et le data étaient écartés à jamais au profit de Transpac et de la norme X25, quand Maurice Allègre leur avait dit, aux conseillers des cabinets ministériels (y compris le conseiller du Premier ministre, à l'hôtel Matignon) : Les télécoms ne voient pas l'intérêt de Cyclades pour la seule et unique raison que c'est une invention d'informaticiens qui prétendraient apprendre leur métier aux ingénieurs des télécoms, c'est pourquoi ces derniers tirent sur l'informatique à boulets rouges, parce que c'est la concurrence : laissez-moi vous dire que c'est une lourde erreur (Maurice Allègre pouvait d'ores et déjà leur annoncer que notre pays s'en mordrait les doigts un jour, leur avait-il dit à différentes reprises), on n'avait pas perçu cette démarche alarmiste du délégué général à l'informatique avec la gravité qu'il eût été judicieux pourtant de lui réserver, comme l'avenir le démontrera. Les conseillers des cabinets ministériels que Maurice Allègre était allé voir n'y avaient vu pour l'essentiel que l'une de ces opaques et insolubles rivalités de techniciens qui n'arrivent pas à se mettre d'accord entre eux sur des détails de dentellières auxquels personne ne comprend rien, et dont il ne faisait aucun doute que les deux parties adverses s'exagéraient les enjeux, de vrais gamins. Si les télécoms, grandes spécialistes des réseaux commutés, récusaient avec autant de virulence le projet développé par la Délégation générale à l'informatique, c'est que ce projet, conçu par des savants extravagants déconnectés des réalités du terrain (pensez donc, des informaticiens), était selon eux bien trop risqué et hasardeux, flou, irréaliste - en particulier sur le plan industriel, opérationnel, et commercial - et n'aboutirait jamais à rien d'autre qu'à des élucubrations de doux rêveurs. Quand il rencontrait les conseillers des cabinets ministériels (jusqu'au cabinet du Premier ministre à Matignon), non seulement Maurice Allègre se heurtait à ces coriaces préjugés, mais il ne parvenait pas à leur faire saisir l'importance des enjeux à venir, ni combien il serait préjudiciable à nos intérêts de renoncer à l'avance que le réseau Cyclades avait procurée à la France, au plan mondial, sur cette question stratégique des réseaux, question à laquelle ces conseillers ministériels n'étaient pas sans savoir que les Américains consacraient beaucoup d'argent et d'énergie, n'est-ce pas ? leur disait Maurice Allègre pour tenter de les alerter sur les enjeux majeurs de cette innovation, des enjeux planétaires. Mais rien à faire, les conseillers ministériels – jusqu'au conseiller du Premier ministre, dans son bureau de l'hôtel Matignon – n'avaient pas vacillé, ils lui avaient chacun confié que quand bien même ils se laisseraient convaincre, eux personnellement, par les arguments de Maurice Allègre en faveur de Cyclades et du datagramme, ils n'étaient pas en mesure d'infléchir l'avancée de Transpac et de la norme X25 conduite par les ingénieurs du CNET avec l'appui du ministère des PTT, ni de les forcer à s'intéresser à une innovation qui ne suscitait chez eux que sarcasmes, concluaient-ils. De surcroît, en 1973, le Plan Calcul venait de connaître son plus beau succès avec la création d'Unidata, axe franco-allemand CII-Siemens auquel était venu se raccrocher le Néerlandais Philips, nous y reviendrons, avait dit Maurice Allègre à Dimitri. Certes, la route était encore très longue et le succès très loin d'être garanti, mais l’Europe de l'informatique était née avec le soutien proclamé des deux gouvernements français et allemand (l'exemple d'Airbus montrera ultérieurement que de tels montages n'étaient pas une pure utopie), mais paradoxalement, c'était aussi le moment où le ciel se couvrait de nuages et l'orage menaçait de gronder au-dessus de la Délégation l'informatique : la grave maladie du président Pompidou (notoirement en faveur de l'informatique) rendait moins assurée la volonté politique du gouvernement dans ce domaine, de sorte que Maurice Allègre, qui devait défendre sur plusieurs fronts, n'était pas en position de contredire frontalement ses interlocuteurs des cabinet ministériels quand ces derniers, se levant de derrière leur bureau et s'avançant vers lui pour le raccompagner jusqu'à la porte, une main sur son épaule, lui disaient : Qu'est-ce que tu veux qu'on y fasse, Maurice ? Il y a d'autres urgences en ce moment, tu vois de quoi je veux parler. En plus, les gens du téléphone, ils n'en veulent pas de ton machin ! Il est impossible de le leur imposer, tu le sais aussi bien que moi ! C'est peine perdue, allez, sois raisonnable, oublie tout ça. On ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif !

On ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif, avaient dit à Maurice Allègre ses correspondants des cabinets ministériels quand à l'automne 1973 il était venu leur réclamer de l'aide pour obtenir du monde des télécoms qu'ils s'intéressent au réseau Cyclades, c'est-à-dire, soyons clairs, quand Maurice Allègre était venu leur apporter, sur un plateau d'argent, dans leurs bureaux des ministères, la technologie qui allait être la base de la mise en œuvre d'Internet, technologie sur laquelle notre pays disposait à ce moment précis d'une position très en pointe, unique au monde.
Voilà.

Il y a comme ça des moments inconnus - quoique historiques - qui devraient être exhumés et marqués d'une pierre noire, pensait Dimitri en écoutant parler Maurice Allégre.

Le moment où la France a écarté la possibilité de continuer à jouer un rôle de leader dans l'invention d'Internet et renoncé de ce fait aux retombées considérables qui auraient pu en résulter.

Le moment à marquer d'une pierre noire où un homme en avance sur son temps échoue à convaincre les pouvoirs publics de ne pas passer à la broyeuse une invention qu'il leur présente comme capitale pour l'avenir de leur pays.

Il espérait quand même, Maurice Allègre, qu'à plus ou moins brève échéance les ingénieurs du CNET finiraient par comprendre l'intérêt du datagramme. Il fallait être patient et ne pas les braquer, il y aurait sans doute d'autres occasions de leur faire entendre raison. Après tout, ils n'avaient perdu qu'une bataille, ils n'avaient pas perdu la guerre, d'autant plus que Cyclades existait toujours, financé via la Délégation générale à l'informatique, de sorte qu'il était permis d'espérer que le moment viendrait, avec le temps et la reconnaissance internationale (qui ne manquerait pas de se produire), où les résistances nationales s'effriteraient. C'était là leur seul espoir. Hélas, un an plus tard, sous la pression de l'intense lobbying de la CGE d'Ambroise Roux (nous y reviendrons), Valéry Giscard d'Estaing, à peine élu, allait dissoudre le Plan Calcul et la Délégation générale à l'informatique, ce qui aurait pour conséquence l'asphyxie budgétaire des recherches menées par Louis Pouzin dans son laboratoire de l'IRIA à Rocquencourt. Devenu orphelin, Cyclades allait se déliter, faute de ressources, et ne serait évidemment pas regretté par les ingénieurs du CNET. Du beau travail. Place nette pour le point à point, et pour leur réseau Transpac qui ne tiendrait pas la distance devant un Internet en devenir.
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Le réel il était avant tout - et dans une certaine mesure il était seulement - dans le périmètre immédiat de leur corps, de leur présence dans le ici et maintenant. C'est fini ça. Pour les gens le réel il est dans leur téléphone. Ils se connectent avec leurs contemporains via leur téléphone. Ils n'ont peut-être jamais été aussi connectés à leurs contemporains qu'en ce moment, mais pas à ceux qui sont sous leurs yeux, qui les entourent dans la salle d'attente de l'hôpital, mais ceux avec qui ils dialoguent dans leur téléphone. Ce qui fait que pour des gens comme moi, le réel, le vrai réel, le réel visible, est devenu aride. Vide. Froid. Distant. Mort. les gens sont derrière des murailles. Je sais que c'est parce que j'ai vieilli, et que mon visage n'éveille plus les mêmes sentiments qu'avant, mais c'est aussi à cause des réseaux sociaux, des téléphones.
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Les amis voilà de quelle façon vous forger une légende : racontez votre vie en divisant systématiquement par deux (ou même par trois si vous êtes réellement très ambitieux, ou aspirez à diriger un jour le groupe industriel le plus puissant du CAC 40) l'âge auquel vous avez fait les choses pour la première fois. Ou encore multipliez par trois ou quatre le nombre de tâches que votre cerveau a la capacité d'effectuer en un temps donné (prétendez, tel Ambroise Roux, lire un livre par jour, soit près de quatre cents livres par an) et vous laisserez dans l'imagination impressionnée voire effrayée de vos contemporains une très profonde empreinte, dont vous pourrez tirer profit toute votre vie.
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Il n'y a rien de plus beau que de choisir à deux la maison où l'on va vivre, en rupture orgueilleuse avec le monde. Que de la préparer. Que de s'y installer, de l'investir, de s'y enfouir. Que de l'orner de fétiches à soi seuls destinés. Que de façonner ce lieu jaloux à l'image de ce que l'on est l'un avec l'autre et l'un pour l'autre, ensemble, pour en faire une coquille, une citadelle de poésie, un repaire de contrebandiers, une forteresse amoureuse. Rien de plus fondamental, rien de plus immémorial, rien de plus primitif en somme, rien de plus archaïque.
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