Reçu lors d'une Masse critique de Babelio, ce livre a nécessité de ma part plusieurs essais de lecture tant il est riche, complexe et intéressant et mérite d'être lu lentement, en prenant le temps de faire des recherches sur les thèmes qu'il aborde. C'est donc avec des mois de retard (et je m'en excuse) que je publie cette chronique, sans regrets cependant car le jeu en valait la chandelle.
En effet, ce livre a pour base la retranscription de propos enregistrés en 1973 par
Epaminondas Remoundakis, né en 1914 en Crète dans la province de Sitia. Âgé d'une dizaine d'années à peine, il a vu apparaître sur ses bras des taches roses entourées d'une auréole : la maladie de Hansen ! Plus connue sous l'appellation terrifiante de lèpre ! Il sait que sa soeur chérie, Maria, est partie à Athènes pour y être soignée dans la clinique de leur frère médecin, Giorgos. Sa terreur est d'être arraché à son village, à ses parents, à son école, à ses amis, à l'île mythique de Koufonissi où il passe ses vacances.
Dans les années 20-30, la lèpre était vue en Grèce comme un fléau pour la santé publique, à priori localisée presque uniquement en Crète. Un plan de défense pour la santé publique a alors été mis en place qui incitait les gens à dénoncer d'hypothétiques malades aux services d'hygiène afin de les parquer d'abord à Agra Varvara sur le continent, puis dans l'île de Spinalongua en Crète pour les cas non soignables.
Ce livre est une somme extrêmement riche et détaillée de tous les éléments qui font le mode de vie des Crétois de la première moitié du 20ème siècle. On dirait une thèse d'ethnologie tant y sont détaillés les habitudes, l'artisanat, le commerce, le quotidien des gens, leurs rapports entre eux. le tout sur le ton à la fois sérieux d'un monsieur qui rassemble ses souvenirs en essayant d'être le plus exhaustif possible et celui, plus malicieux, du gamin qu'il était encore à l'époque.
Pensez ! Dix-sept ans, un avenir d'avocat devant lui, des études de droit satisfaisantes et puis...la catastrophe ! Sur dénonciation d'une cousine éloignée et malfaisante, la gendarmerie, l'exil, le « parquage » dans un camp puis le transfert sur une île maudite, celle des lépreux. Comment peut-on accepter tout cela à dix-sept ans ? D'autant que s'ajoute à la peur et au chagrin, la douleur de savoir que Maria, la soeur chérie, a déjà les sourcils absents et le visage rongé par la maladie. Il dira aux gendarmes venus la chercher qu'elle a été brûlée lors de l'explosion de la gazinière...
Parmi les paysans crétois, Epaminondas est remarquable, seul à être instruit, cultivé, soucieux d'améliorer la vie sur l'île. Il organise une association, revendique des soins et une alimentation corrects, de l'eau propre, une meilleure hygiène. Il fait blanchir les maisons et les sanitaires à la chaux : on fait le parallèle entre lui et le passeur Charon, qui faisait traverser les eaux noires de l'Achéron aux morts, une pièce d'or dans la bouche (l'obole) pour le payer, lui qui facilite le passage des malades vers un au-delà libérateur.
On l'écoute, les progrès arrivent, à ce point que les malades finissent par passer pour des nantis, avec leur solde versée par l'État, et que les « sains » des villages voisins les jalouseront... ! Tout en faisant leurs choux gras d'un commerce avec eux...
Le narrateur s'attache à restituer le contexte historique, parlant du rêve de la Grande Grèce, des conflits avec les Turcs jusqu'au traité en 1923, avec Kemal Atatürk pour une collaboration économique pacifique. Il rappelle l' « Échange » où on a vu des Grecs d'Asie mineure revenir en Crète et sur le continent en échange de Turcs, repartis vers le Bosphore.
A côté du vécu de cet attachant personnage, devenu aveugle et la voix cassée à cause de la maladie, il y a toutes les informations qui nous parviennent sur ce fléau, son caractère non contagieux dit-on car le bacille ne survivrait pas en dehors du corps du malade (et là, on s'interroge?), ses symptômes, ses traitements, son évolution et tout l'aspect politique du sujet. Ce sera à
Maurice Born, médecin biologiste ayant travaillé à l'institut Pasteur en Grèce que nous devrons de passionnantes informations sur le sujet dans la seconde partie du livre.
Aujourd'hui, il y a encore environ 200 000 nouveaux cas de lèpre chaque année, notamment en Asie du Sud-Est. Et l'association
Raoul Follereau (du nom d'un célèbre biologiste fortement engagé dans ce combat) continue d'essayer de rendre santé et dignité aux malades.
Aujourd'hui, il ne reste plus grand - chose sur Spinalonga des bâtiments dédiés aux lépreux. Un souvenir, une plongée en eaux troubles que viennent faire chaque année des milliers de touristes assoiffés d'expériences via les agences de voyages. Business is business...
Un livre absolument passionnant pour lequel je remercie vivement Babelio et « Masse critique ».