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Critique de Nastasia-B


Quelle ne fut pas ma stupeur, mon aigreur, ma déception, moi qui suis une fervente admiratrice des Liaisons dangereuses, lorsqu'en lisant ce livre je constatai que Pierre Choderlos de Laclos n'avait fait que repomper, oui vulgairement repomper, la matière première de son ouvrage, ici, chez Samuel Richardson.

" Clarissa, or, the History of a Young Lady " est le plus long roman de langue anglaise jamais écrit. Peu s'en faut sans doute pour qu'il soit également l'un des plus grands, toutes époques confondues, tant l'auteur est passé près du chef-d'oeuvre absolu.

J'ai pleinement conscience que l'éloge adressé ici à Richardson n'est pas mince, mais dans cette matière, des plus illustres que moi n'ont pas fait mystère d'en penser et d'en écrire autant, notamment Denis Diderot dans son fameux Éloge de Richardson.

Oui, je le dis et je l'affirme avec conviction, il est passé à deux doigts, vraiment tout près, tout près du chef-d'oeuvre absolu. Quelle émotion, quelle superbe émotion, quelle beauté ! Ce roman, outre bien évidemment ses qualités sans nombre, souffre toutefois, à mon avis, de deux défauts, qui n'en sont d'ailleurs probablement qu'un seul prenant deux formes distinctes.

Quels sont-ils ? le premier est imputable, par moments, à certaines longueurs, ou disons, pour être un peu plus précise, à certaines redondances, dont il n'eût pas été nécessaire de surcharger le lecteur vu la taille de l'ouvrage. C'est loin d'être le cas sur l'ensemble du roman, mais c'est un peu gênant à d'autres.

Le second défaut est, selon moi, que l'auteur s'est préoccupé dans son oeuvre de vouloir édifier le lecteur, de l'appeler à toute force aux commandements de la morale, qui, en l'occurrence sont aussi les commandements bibliques. Et c'est dommage, vraiment dommage : qu'avait-il besoin de se soucier de morale quand il avait fait naître entre ses mains un fantastique joyau littéraire ? Un romancier ne devrait se soucier que de faire un excellent roman, toutes les autres considérations risquent d'affaiblir son oeuvre et c'est le cas ici.

Oscar Wilde nous dit dans la préface de Dorian Gray : « Il n'existe pas de livre moral ou immoral. Un livre est bien écrit ou mal écrit, c'est tout. » Quant à Milan Kundera, il martèle dans L'Art du Roman : « le romancier n'est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu'à dire qu'il n'est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d'Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n'était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l'écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j'aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l'écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier. »

Voilà selon moi l'erreur de Samuel Richardson : il a voulu écrire un roman édifiant, il a voulu à tout prix garder la main et ne pas perdre de vue son objectif, avec la même inflexibilité que son héroïne alors qu'il aurait dû écouter la sagesse du roman, la petite voix qui émanait du roman même.

Au lieu de faire de Clarisse une femme, au sens le plus noble et le plus avantageux du terme, il en a fait une sainte vierge (quoique plus tout à fait après le passage frauduleux de l'inévitable Lovelace). Bref, une sainte, tout embarbouillée de religion chrétienne, genre de Sainte-Thérèse de Lisieux avant l'heure. Il en a fait une divinité tandis qu'il aurait pu en faire une femme, et autrement plus édifiante, d'après moi.

Je pense que les redondances dont j'ai parlé plus haut sont justement là pour souligner le côté moralisant du livre et donc, que ces deux défauts n'en sont en réalité qu'un seul et même.

Pour le reste, pour absolument tout le reste, chapeau bas Monsieur Richardson, votre Clarisse est exquise, votre Lovelace exceptionnel dans son style. Miss Howe est très réussie également. Quant à la psychologie dans le roman, il y a clairement un avant et un après Richardson, le tournant est indéniable. Il y a aussi des trouvailles stylistiques, narratives et c'est probablement l'un des premiers à essayer de faire ressortir de la sorte les différents niveaux de langage, notamment quand il fait faire des fautes d'orthographe et d'expression au domestique Joseph Leman. Cela me semble assez nouveau pour l'époque.

Quelle honte pour les éditeurs francophones que ce fantastique bouquin ne soit même pas dignement édité en français alors qu'il est un archi-classique anglais du XVIIIè comme Tom Jones ou Tristram Shandy, une pierre importante de l'histoire littéraire mondiale, premier avatar véritable du roman psychologique, chef-d'oeuvre du roman épistolaire.

Ce livre possède la très, très grande classe, géniteur de nombreux fils littéraires, au premier rang desquels, vous reconnaîtrez tous Les Liaisons Dangereuses. Choderlos de Laclos n'a quasiment fait que reprendre et résumer Richardson. Valmont est une copie carbone de Lovelace, la Présidente de Tourvel de Clarisse Harlove.

Je suis absolument certaine qu'un roman magique comme Orgueil et Préjugés de Jane Austen doit également beaucoup de son inspiration à Clarissa, sans parler du choix délibéré et non douteux de Virginia Woolf de prénommer sa Mrs Dalloway " Clarissa " auquel elle fait un appel du pied évident. Rousseau est très certainement redevable aussi de quelque chose à Richardson pour sa Nouvelle Héloïse.

Vous voyez qu'avec des fils aussi illustres, le père ne peut pas être complètement mauvais. de quoi traite-t-il ? Une jeune femme de bonne famille anglaise fait tourner toutes les têtes par sa beauté, son intelligence, sa modestie, sa morale. Les candidats au mariage ne tardent pas à se faire connaître.

La famille Harlove est très rigide, très pieuse, très soucieuse de l'étiquette, tout en étant très riche. Elle aspire à s'associer avec une famille encore plus prestigieuse qu'elle-même. Robert Lovelace est justement l'unique héritier d'une famille des plus riches et illustres d'Angleterre, il est beau comme un dieu, vaillant comme pas un, d'un esprit et d'une répartie sans égal mais, mais, mais…

… il est un peu libertin sur les bords ! On serait prêt à lui pardonner cette petite dérive chez les Harlove s'il montrait quelques velléités à se réformer. Clarisse d'ailleurs, quoique toujours extrêmement modeste, n'est pas sans ressentir un certain penchant pour lui, et plus encore s'il est comparé à tous les autres postulants qu'on lui propose.

Le principal hic est que James Harlove, le frère aîné de Clarisse, a été mortellement humilié en public il y a quelque temps par Lovelace et, apprenant que celui-ci a des vues sur sa jeune soeur, entreprend de faire tout ce qui est en son pouvoir pour faire capoter (sans jeu de mots) le mariage et s'empresse même de favoriser un pauvre type des environs, Solmes, histoire de voir enrager Lovelace.

Mais Clarisse a des principes et refuse qu'on lui impose un mari sans son consentement. Un terrible bras de fer s'engage entre elle et sa famille à propos du mariage avec Solmes… Je m'en voudrais de vous en dévoiler davantage et préfère vous laisser le soin de vous repaître par vous-même de l'histoire.

J'en terminerais en précisant que ce qui est réellement magistral chez Richardson, c'est le travail sur les savantes ambiguïtés des personnages, Lovelace est épouvantable sur certains points mais absolument attachant et respectable sur d'autres. Clarisse est d'une vertu sans égal, d'un naturel doux et bienveillant mais elle a aussi ses ambiguïtés, une inflexibilité presque maladive, par exemple, des choix parfois très surprenants et discutables pour son propre bonheur.

Enfin, n'en doutez pas, si vous entreprenez cette lecture, vous vous octroierez un grand, grand moment de littérature. Mais, bien entendu et comme à chaque fois, ce n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.

P. S. : Je remercie l'Abbé Prévost qui a plus fait, à mon sens, pour la littérature en traduisant Clarissa en français (notamment en permettant à Laclos de s'y pencher) qu'en écrivant lui-même des romans. Sa Manon Lescaut, par exemple, est, d'après moi, très en-dessous, littérairement parlant, de Clarisse Harlove mais je vous laisse, là encore, le soin d'en juger par vous-même.

Il est vrai que dans sa traduction il a expurgé environ 200 lettres mais, toujours d'après moi, sans défigurer l'oeuvre. Les coupes concernent surtout la fin du roman, là où justement Richardson souhaite édifier et qu'il fait languir et apitoyer son lecteur, là où il fait dans le pathos un peu trop outrancier alors qu'il l'évite rigoureusement auparavant. Dès que Belford devient le narrateur principal, le roman perd en intensité car il entre dans sa phase " édifiante " et ça, l'Abbé Prévost l'avait bien senti et je ne le blâme pas d'avoir essayé d'atténuer cette faiblesse.

P. S. 2 : J'adresse encore un autre très grand coup de chapeau à Richardson à propos de sa vision très avancée pour l'époque de la condition de la femme. On sent un réel respect pour la condition féminine et il n'hésite pas à dénoncer très clairement l'appareil législatif anglais du XVIIIème siècle qui innocentait systématiquement les violeurs, si bien qu'en plus de la " honte " d'avoir à témoigner publiquement, les femmes violées n'avaient quasiment aucun espoir d'obtenir gain de cause à cette époque. Donc on perçoit chez l'auteur une sensibilité à cette question de l'asservissement des femmes qui n'est pas sans annoncer le très grand John Stuart Mill qui a beaucoup oeuvré pour faire évoluer cette question.

P. S. 3 : Quelle eût été la " sagesse du roman " à laquelle Richardson eût dû être sensible ? (à ne pas lire si vous ne voulez pas avoir des éléments cruciaux de l'histoire dévoilés). Son histoire avait atteint un niveau d'intensité paroxysmique, si bien qu'il eût mieux valu un immense coup de tonnerre qu'une lente décrépitude. Lors de la seconde évasion de Clarisse, sous la pluie, au lieu de la faire enfermer chez l'archer et de commencer à la faire mourir à petit feu (toute la narration de Belford), je pense que l'auteur aurait largement gagné à la faire poursuivre, pourchasser, persécuter par Lovelace, fou d'amour pour elle, qu'elle se trouvât traquée, sans issue et qu'au moment où Lovelace aurait défoncé la porte de sa chambre, il la retrouvât avec son couteau enfoncé dans le coeur, ou pendue ou suicidée d'une quelconque autre façon. Et là il eût fallu qu'il hurlât d'amour, d'horreur et d'atrocité en réalisant ce qu'il venait de provoquer. Il eût mieux valu que ce soit lui qui s'éteignît à petit feu, rongé, dévoré par le remord d'avoir causé la perte de la seule femme qu'il eût réellement aimée. Clarisse n'aurait plus été une sainte (car une sainte ne se suicide pas) mais une femme, une authentique. D'ailleurs comment imaginer que sa meilleure copine, Miss Howe, qui était déjà prête à sauter dans le premier carrosse pour aller la rejoindre lorsqu'elle était encore en possession de tout son honneur eût décemment pu la regarder mourir lamentablement sans tenter quoi que ce soit pour aller la voir à Londres et la faire renaître à la vie ?
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