Réveillée à l'aube d'un jour de décembre dans son appartement genevois, Christine Grave guette avec anxiété tout bruit émanant de la pièce voisine car, depuis la mort de son père, sa mère est venue de Lausanne habiter avec elle. Gravement atteinte dans sa santé, presque impotente, cette mère n'aurait-elle pas, avec son obstination de toujours, tenté de se lever au risque d'une chute aux conséquences redoutables ? Rassurée par le silence, mais incapable de se rendormir, Christine laisse errer sa pensée et se remémore son enfance auprès de parents aimants - trop peut-être, sa mère surtout - qui ne l'ont laissée qu'avec réticence vivre une existence indépendante. Christine a dédaigné le gentil garçon qui aurait fait un bon mari et s'est consacrée à des amours impossibles, Puyeran, puis Pierre Urtaise et Pierre Romancelli, qui n'étaient pas libres ou pas vraiment épris d'elle. le divorce du premier - cent fois envisagé - n'a jamais eu lieu et l'un des deux autres, au terme d'un séjour à l'étranger qui n'avait pas empêché Christine d'espérer, lui a dit que l'amitié avait traversé l'absence. de plus, ces relations devaient demeurer ignorées de ses parents - que Christine retrouvait chaque fin de semaine - leur fille entretenant contre toute vraisemblance le mythe de la femme sage et chaste. Ainsi, ses attachements contradictoires l'obligeaient sinon au mensonge, du moins à l'omission. Non seulement les amours de l'héroïne n'ont pas abouti, mais son rêve d'écrire ne s'est pas non plus réalisé. Ses essais timides en ce sens - rendus difficiles par une dévorante activité professionnelle à laquelle elle s'est vouée avec une abnégation bien helvétique - n'ont pas trouvé d'encouragement chez Puyeran que Christine a toujours considéré comme un oracle. Son aspiration à l'écriture, si prégnante pourtant, a débouché, comme son rêve d'une carrière de pianiste, sur une déconvenue. Mais, qui sait, une fois venu le temps de la retraite, peut-être pourra-t-elle reprendre ses essais, ses ébauches jetées en vrac dans un bahut. Ainsi ce roman, certes plutôt mélancolique, n'est pas désespéré.
Christine Grave, c'est bien sûr l'auteur elle-même, qui ne s'est jamais mariée, alors que ces portraits révèlent sa grande beauté. Les entraves décrites dans le roman - révérence envers les parents, amour maternel tyrannique, souci de bienséance - peuvent paraître d'un autre temps. En revanche, la condescendance masculine, la tendance des femmes à se laisser exploiter - que ce soit dans le cadre des relations professionnelles ou amoureuse - sont à mon avis encore très actuelles.
Alice Rivaz avait le goût d'observer autrui comme celui de l'introspection. La lecture de son oeuvre, formellement parfaite, éclaire ma vie.