On ne peut faire, sans defuncter avant l'âge,
La moindre allusion au fatal cartilage !
Vous souvient-il du soir où Christian vous parla
Sous le balcon ? Et bien ! toute ma vie est là :
Pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire,
D' autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
C' est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau :
Molière a du génie et Christian était beau !
ROXANE : Mais l’esprit ? …
CYRANO : Je le hais dans l’amour ! C’est un crime
Lorsqu’on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d’ailleurs inévitablement,
-Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ! -
Où nous sentons qu’en nous un amour noble existe
Que chaque joli mot que non disons rend triste !
Un baiser, qu'est-ce ? Un serment fait d'un peu plus près, un aveu qui veut se confirmer, un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer ; c'est un secret qui prend la bouche pour oreille.
C'est un roc !… C'est un pic !… C'est un cap !… Que dis-je, c'est un cap ?… C'est une péninsule !
Que dites-vous ? C'est inutile ? Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !
Non ! Non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !
ROXANE
Vous la lisez...
CYRANO
"Ma chère, ma chérie, Mon trésor..."
ROXANE (rêveuse)
D'une voix...
CYRANO
"Mon amour!... "
ROXANE
D'une voix... Mais.... que je n'entends pas pour la première fois!
(Elle s'approche tout doucement, sans qu'il s'en aperçoive, passe derrière le fauteuil, se penche sans bruit, regarde la lettre. L'ombre augmente.)
CYRANO
"Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde. Et je suis et serai jusque dans l'autre monde celui qui vous aima sans mesure, celui..."
ROXANE ( lui posant la main sur l'épaule)
Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.
(Il tressaille, se retourne, la voit là tout près, fait un geste d'effroi, baisse la tête. Un long silence. Puis, dans l'ombre complètement venue, elle dit avec lenteur, joignant les mains:)
Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle d'être le vieil ami qui vient pour être drôle!
CYRANO
Roxane!
ROXANE
C'était vous!
CYRANO
Non ! ce n'était pas moi !
ROXANE
J'aurai dû deviner quand il disait mon nom !
Eh bien oui ! c'est mon vice.
Déplaire est mon plaisir. J'aime qu'on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l'on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d'amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
- Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d'Italie, ajourés
Et flottants, dans lequel votre cou s'effémine :
On y est plus à l'aise... et de moins haute mine,
Car le front n'ayant pas de maintien ni de loi,
S'abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La Haine, chaque jour me tuyaute et m'apprête
La fraise dont l'empois force à lever la tête ;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m'ajoute une gêne, et m'ajoute un rayon :
Car pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c'est une auréole !
J'aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m'écrier avec joie : un ennemi de plus !
CYRANO
...
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,
S'il se pouvait, parfois, que de loin j'entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !