Les ombres mortes

Heureux sont les hommes et les femmes de pousser leurs Caddies remplis d'objets multicolores ; heureux ils sont de les charger dans le coffre rutilant de leur voiture rutilante ; heureux de ranger tout ça dans leurs meubles IKEA ; heureux de s'affaler devant leur télé et de se brancher sur des émissions qui ont pour seul but d'humilier leurs congénères ; heureux de suer dans des campings bondés ; heureux de voir une graisse flotteuse dégouliner du bout de barbaque qu'ils ont posé sur leur barbecue allumé à l'essence ; heureux de faire plaisir à un patron qui les a épargnés lors du dernier dégraissage de leur entreprise ; heureux de défendre cette entreprise, d'en vanter les produits fabriqués à l'étranger par des sous-esclaves ; heureux de bientôt pouvoir se payer leur retraite, et pas celle du salaud de fonctionnaire qui a passé sa vie à bouffer tout cru le budget de l'Etat ; heureux de pouvoir bientôt se payer leurs médicaments et pas ceux de cet enfoiré de sous-développé mental né dans une famille de pauvres alcooliques de surcroît ; en un mot, heureux d'avoir le droit de suer pour gagner leur place au soleil sans qu'aucun parasite ne puisse venir leur faire de l'ombre...
Ce qu'ils trouvent dommage, c'est qu'ils manquent d'argent ; ce qu'ils trouvent dommage, c'est que cet argent qui leur manque, on le donne aux fainéants, aux étrangers malades et aux malades (sauf quand c'est eux qui sont malades) ; ce qu'ils trouvent dommage, c'est qu'on n'exécute plus les tueurs d'enfants blancs - ceux d'enfants thaïlandais morts sous les coups de boutoir de sexes trop énormes pour leurs petits culs, ce n'est pas grave par ces temps de crise, il faut bien que l'homme blanc se vide la déprime ; ce qu'ils trouvent dommage, c'est que ces exécutions ne soient pas publiques - et pourquoi pas revenir à la pendaison, ça durerait plus longtemps ; ce qu'ils trouvent dommage, c'est de devoir rouler moins vite, moins bourré et moins longtemps ; ce qu'ils trouvent dommage, c'est de ne pas pouvoir tirer sur un salaud qui vient leur piquer leur lecteur de DVD ou leur voiture ; ce qu'ils trouvent dommage, c'est de ne plus avoir le droit de battre les femmes et corriger les enfants - et même certaines femmes trouvent ça dommage, mais c'est peut-être qu'on les a tant détruites qu'elles n'ont plus le courage d'avoir de l'espoir.

- Alors ce truc ?
- Quel truc ?
- Ce truc d'hier soir…
- Oh rien. Tu sais le plus terrible quand on boit, ce n'est pas qu'on ne mérite pas ce qui nous est dû, c'est qu'on ne sait même pas ce qui nous est dû…Enfin, je me comprends.
- Pas moi.

La petite abeille toute jaune était comme elles
Elle allait loin comme elles
Elle avait peur comme elles
Elle frissonnait dans le froid comme elles
Elle redoutait la pluie comme elles
Et surtout comme elle
Elle avait des ailes
Et un grand couteau noir
Caché dans le fond de son cœur.

Lui ne croyait pas que le bonheur était au bout d'une vie de labeur honnête et simple ; il ne croyait pas qu'après avoir perdu soixante heures de sa semaine à survivre loin de son amour (travail, pauses décomptées et transports compris), on avait encore la force de se lancer dans des corps à corps à l'issue desquels boire la sueur de l'autre suffisait à étancher sa soif ; il croyait que les gens qui vivaient cela, rompus de fatigue, avides de profiter de ce à quoi ils avaient droit, venaient s'échouer sur ces interminables parkings avant de s'engouffrer dans ces sortes d'immenses boîtes magiques grâce auxquelles le patronat récupérait et faisait fructifier les salaires de misère qu'il avait consenti à verser quelques jours auparavant.

La femme reste seule sur le trottoir, agenouillée près du corps de son enfant, tandis qu'une brise légère fait onduler sa jupe éclaboussée de sang.