Au fond, maman n'eut jamais qu'à mettre le pied hors de la routine familière pour être aussitôt en voyage, disponible au monde entier.
Maman disait toujours qu’un jour sûrement le bonheur passerait par chez nous. De peur qu’il ne se trompe de route, j’allais l’attendre au coin de notre petite rue Deschambault, le coin qui donnait sur l’espèce de campagne que nous avions alors là-bas, en ce temps-là, et que je pensais être déjà la plaine parce qu’on voyait loin. Il ne me semblait pas possible que le bonheur pût venir d’ailleurs qu’à travers ce grand paysage de songe. Il y avait un arbre, au loin, qui ressemblait à un être en marche, et j’ai longtemps pensé que ce pouvait être lui. Seulement il restait toujours au même point comme s’il s’était arrêté pour réfléchir et ne se décidait plus à repartir.
Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j'étais, dans mon pays, d'une espèce destinée à être traitée en inférieure.
(...) j'ai appris comme nous sommes nécessaires les unes aux autres, les vieilles âmes que la jeunesse autour d'elles console de la perte de leurs années ardentes, les âmes jeunes qui s'effraient moins de la vieillesse lorsqu'elles la voient encore capable de s'émerveiller et de se réjouir à leur vue.
Souvent, le souvenir de Ruby rôde autour de moi comme l'ombre d'un grand oiseau, aux sombres ailes déployées, qui place sur une vallée aride.
Là où nous avons été heureux, nous ferions tout pour y retourner, serait-ce au prix des derniers battements de notre coeur.
Car la peine que j'éprouvais provenait surtout de ce que je n'apercevais nulle part de réparation possible. Telle que la mort nous séparait, je resterais envers mon père. Il n'y aurait jamais rien à ajouter, à retrancher, à corriger, à effacer.
Et j'aurais tellement voulu ajouter au moins une visite à l'hôpital. "Une petite visité" me disais-je en supplication, comme s'il était encore possible qu'elle eût lieu, comme si je pouvais en faire surgir le miracle de l'occasion manquée.
Ou bien je reprochais à mon père de ne pas m'avoir attendue, de ne pas m'avoir accordé un peu de temps encore, pour lui arriver avec mon brevet d'institutrice. Et je rêvais en pleurant de ce bonheur que nous aurions pu avoir du diplôme obtenu.
A la fin, je ne trouvai pour m'apaiser que le souvenir de cette promenade en brouette, mon vieux père tenant hauts les brancards et moi, du fond de la caisse, levant vers lui un visage qui, je le crois bien, devait sourire.
Comment, si souvent malheureux, pouvions-nous aussi être tellement heureux?
Après tout, que s'usent les histoires qui racontent la vie, elle-même usure, C'est bien naturel.
Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j'étais dans mon pays, d'une espèce destinée à être traitée en inférieure ?