Mes yeux revenaient malgré moi à l'auteur de ces malheurs, au Savonarole, au brûleur de livres, et je commençais à comprendre que c'était de lui que mon père tenait le côté morose de sa nature, s'étant manifesté de plus en plus avec l'âge, sa crainte aussi d'être incompris qui le rendait ombrageux. Mais mon grand-père Savonarole, lui, de qui tenait-il son âme si tourmentée qu'elle n'avait répandu que tourment autour d'elle ? Je pressentais qu'il aurait fallu remonter indéfiniment, toujours plus loin dans le passé, pour connaître, chez les êtres, la source du mal comme du bien.
Maintenant, pour retrouver le fil de mon histoire, il me faut retourner loin en arrière, avant les grands malheurs, au temps sans doute le plus abrité de ma vie, où je me trouvais pourtant des raisons de ne pas me croire heureuse, et m'apprêtais à tout quitter, m'entendant appeler jusqu'au fond de notre petite rue Deschambault par la pressante invitation de ces pays lointains qu'on nommait alors avec tant de respect les «vieux pays».
De la naissance à la mort, de la mort à la naissance, nous ne cessons, par le souvenir, par le rêve, d'aller comme l'un vers l'autre, à notre propre rencontre, alors que croît en nous la distance.
Ce que cette grande maison érigée presque en plaine nue contenait d'usure du corps, de l'esprit, de vies abandonnées, mises à l'abri pour toujours, enfermées, oubliées, je ne l'ai heureusement appris que plus tard, en même temps, par bonheur, que j'apprenais la bonté humaine sans faille qui s'employait à y soulager tant de détresse.