Aujourd'hui c'est mercredi et mercredi c'est… les histoires à Berni !
Les élèves sont entrés dans la classe, tel un troupeau de coquelicots dans un champ de rhinocéros.
Pirli, le perroquet perché sur les épaules de la petite Francine accompagnait cett
e entr
ée magistral
e en sifflant l'air du Pont de la rivière Kwaï.
Les enfants paraissaient plus sages que d'ordinaire. Sandrine, la maîtresse d'école m'avait glissé dans l'oreille qu'ils se tenaient à carreau depuis ma dernière visit
e et qu'ils s'appliquaient davantage à leurs devoirs scolaires. La moyenne des notes remontait, ell
e était cependant encore inférieure à 10, on partait de très loin…
Dans le coin SVT de la classe, la petite Domi avait démonté le jukebox façon puzzle sans dire le moindre gros mot, tandis que tout près d'elle, dans un transat, le petit Pat tricotait un ouvrage assidument.
La petite Hélène, intrigu
ée pour ne pas dire fascin
ée par cette scène insolite s'est approch
ée de lui.
« Dis donc Patounet, qu'est-ce que tu tricotes de joli comme ça ?
- Un cache-nez, ma chère Hélène, a-t-il répondu sans même relever le nez de son ouvrage.
- Un cache-nez ? Fichtre ! Mais dis-moi c'est quoi ces deux poches que j'aperçois là ? C'est un cache-nez à coucougnettes ? Mouhahaha !
- Non, c'est pour ma grand-tante Thérèse qui a un double menton », a répondu le petite Pat sans paraître un seul instant perturbé.
Alors Pirli, en s'envolant de l'épaule de la petite Francine pour aller se poser sur le porte-manteaux des enfants, s'est mis à pousser la ritournelle sur l'air de Marguerite de Faust :
« Elle roucoule, la belle Thérèse,
Tandis que son cousin Albert la... »
À ce moment-là on a vu la petite Francine, le visage décomposé façon Jack Nicholson dans l'affiche du film Shining, traverser la salle de la classe à toute allure. On aurait cru
Antoine Dupont devant les SpringBox. Elle a fait un plongeon, plaquant au sol le pauvre oiseau tout ébouriffé, une main verrouillant son bec jaune.
On s'est tous regardés, ahuris.
« Mais que faisait donc le cousin Albert ? Quel est ce mot mystérieux ? a demandé innocemment la petite Chrystèle, les mains pos
ées sur ses hanches et interrogeant à la cantonade les autres élèves.
- ... la soupèse ? a proposé la petite Anne-So.
-... la déniaise ? a renchéri la petite Isa.
- Lulu la nantaise ? a fait la petite Manue.
- Mais non c'est pas possible, a dit alors le petit Pat en comptant sur ses doigts fier depuis qu'il savait compter jusqu'à dix et même plus, on a affaire ici à un décasyllabe.
- Obèse, alors ? a fait la petite Marie-Caroline.
- L'apaise ? a tenté la petite Sonia.
- Tu brûles, Dudule ! » s'est exclamé Pirli sur un ton onirique.
Je voyais bien que Sandrine la maîtresse d'écol
e était inquiète de la tournure des événements. D'une voix sereine mais ferme elle a alors proposé de résoudre l'énigme du mot magique plutôt sur la cour de récréation. L'autorité chez elle, c'est vraiment du grand art. Il était urgent que l'histoire commence.
Je me suis avancé vers les élèves qui s'étaient mis en cercle devant moi, tandis que Pirli comptait les plumes qu'il avait perdues dans l'affaire.
« Alors, Cher Berni, que nous as-tu apporté comme jolie surprise dans ta brouette facétieuse aujourd'hui ? a demandé la petite Chrystèle joviale et impatiente.
- As-tu enfin retrouvé le fameux livre égaré pour lequel tu nous as tenu en haleine depuis des lustres ? a demandé la petite Nico.
- Avant de présenter la couverture du livre en question, ai-je dit pour appâter un peu mon auditoire, il faut que je vous raconte tout d'abord comment je suis allé le récupérer auprès de ma médiathèque préférée. »
Les enfants ont soupiré, regardé vers le plafond, devant ce rituel qu'ils savaient incontournable. Sandrine, la maîtresse d'école a regardé très discrètement comme elle sait le faire, sa montre à gousset, façon le lapin dans Alice aux pays des merveilles.
Le petit Pat a dit : « Bon j'ai le temps d'aller tricoter un chandail pour tonton Émile.
- Et moi j'ai le temps de remonter le jukebox, a fait la petite Domi. »
La veille, je me suis en effet rendu dans ma médiathèque préférée. Je me suis aussitôt dirigé vers le rayon jeunesse et j'ai rencontré sa jeune responsable.
« Tiens, Berni ! Quel plaisir de te retrouver ici. Ça fait longtemps que tu n'es pas venu me voir, dis-moi.
- J'ai reçu une notification, le livre que j'avais réservé depuis très longtemps, et qui était égaré chez un abonné, est enfin disponible : La chaussette de
Proust. »
Elle a consulté son écran : « Voyons, voyons. Mais oui cela me dit quelque chose, tu l'avais réservé durant les vacances d'été, tout ce temps à attendre Berni, j'espère que tes petits-enfants avaient autre chose à lire… Te voilà enfin un homme comblé, récompensé de ton attente, tu dois être aujourd'hui le plus heureux des lecteurs. » J'ai cru deviner un air ironique sur son visage.
« N'exagérons rien, ce n'est qu'un livre.
- Toute de même, tout de même, a-t-elle fait d'un air malicieux. » Puis changeant de sujet : « Je suis moi aussi contente pour toi, d'autant plus que cela survient juste avant mon départ », puis après avoir marqué une pause elle a ajouté : « je vais m'absenter pour quelques semaines… » Elle a sans doute vu mon étonnement se lire sur mon visage et elle a ajouté : « N'as-tu rien remarqué ? ça saute aux yeux pourtant, fit-elle désignant les rondeurs de son ventre, j'attends un heureux événement.
- Ah, c'est donc ça, je me demandais bien…
- Oh, toi tu sais parler aux femmes, allez hop ! hop ! hop ! J'ai du travail. À bientôt Berni. »
J'ai donc montré aux élèves la couverture insolite : sous un titre qui ne l'était pas moins, La chaussette de
Proust, on voyait une machine à laver emplie de linge et par le hublot légèrement entrouvert on observait un étrange petit personnage ressemblant à un gremlin qui tenait dans sa bouche une chaussette. Visiblement tout ceci en intriguait plus d'un, à commencer par la petite Anna qui est sorti du rang.
« Berni-Chou, on ne peut que se féliciter de ce choix judicieux. Convoquer les grands auteurs classiques pour éclairer notre modeste compagnie. »
La petite Fanny a alors murmuré timidement en se tournant vers la maîtresse d'école : « Sandrine, tu n'avais pas dit que nous étions trop petits pour découvrir
Proust et qu'il nous faudrait redoubler encore dix fois… ?
- Oui, j'ai dit cela, a répondu Sandrine la maîtresse d'école, mais je ne voudrais pas déflorer le mystère entourant la lecture de Berni. »
Alors justement, à propos de mystère, j'en ai rajouté une petite couche en prenant une voix grave, presque sentencieuse :
« Avez-vous connaissance de cette étrange malédiction qui plane sur la destinée des chaussettes qui partent dans les machines à laver ? »
J'ai marqué un silence pour impressionner mon auditoire, puis j'ai repris :
« La vérité est la suivante : de discrètes créatures rôdent dans les machines à laver en quête de nourriture... Ce sont de petits monstres, des mangeurs de chaussettes.
- Dis-nous, Berni-Chou, a fait la petite Anna, c'est pas parce qu'on a tous redoublé la classe de CE2 qu'il nous faut absolument nous raconter des carabistouilles. On n'est pas nés du dernier crachin finistérien, hein ! Crois-tu que c'est ainsi que nous allons progresser ? » Elle a pris à témoin l'ensemble de l'auditoire.
Sans me départir, j'ai poursuivi :
« Et
Proust est l'un d'entre eux !
Proust est un adorable petit monstre.
- Haha ! Je savais bien que
Proust était un monstre, je l'ai toujours dit, a fait la petite Dori, la bouille peinturlurée de crème au chocolat, tandis que la petite Anna me lançait des yeux furibonds.
J'ai alors planté le décor.
Proust est désormais juste assez grand pour quitter ses parents, et partir vivre seul dans la machine à laver des nouveaux voisins. C'est là que nous faisons connaissance avec les deux enfants de la famille, Jordan et sa petite soeur Jade, grand frère footballeur et petite soeur admirative. Mais
Proust est encore assez petit pour faire une grave erreur : se laisser voir par Jordan, un humain. ce qui est formellement interdit. Heureusement, Jordan ne vendra pas la mèche, et l'aidera même pour élaborer son mets favori, contribuant ainsi à son plus grand bonheur : une chaussette bien puante !
Là, les enfants de la classe se sont mis à rire, et je ne saurais dire pourquoi, toutes les filles ont montré du doigt les garçons en se moquant d'eux.
La petite Anna a vite été rassurée à la découverte de l'histoire, découvrant ainsi que le personnage principal n'avait rien à voir avec son auteur classique préféré.
« Mais alors, pourquoi l'avoir appelé
Proust ? a demandé la petite Sonia.
- C'est peut-être parce qu'il s'agit de partir à la recherche de la chaussette perdue, a suggéré la petite Manue.
- N'y aurait-il pas ici l'idée d'une réminiscence ? a proposé la petite Francine, le souvenir d'une chaussette bien puante que les effluves de l'instant présent ramène dans la tendre mélancolie du passé.
- le temps est élastique comme certaines chaussettes, a soupiré la petite Anna lançant un vaste soupir de désolation en portant un geste à son front. »
Bon, tout ceci ne nous disait pas comment faire face à la réalité de ce mystère insoluble, une réalité presque aussi tragique que la fatalité de la tartine couverte de confiture qui, lorsqu'elle tombe, atterrit toujours du mauvais côté.
« Y a qu'à porter des chaussettes dépareillées comme je le fais, a suggéré la petite Sylvie, relevant le bas de son pantalon pour montrer ses chevilles.
- Ah ! C'était exprès ? a répondu en gloussant la petite Nico.
- On pourrait envoyer la petite Domi démonter les machines à laver avec la clef de douze de Patounet, a proposé la petite Anne-So.
- Moi j'ai une idée, a alors suggéré le petit Pat, on a qu'à faire comme pour les soutiens-gorges…
- Tu peux développer, Patounet, a dit la petite Hélène intrigues, tu as l'air d'en connaître un rayon sur le sujet.
- Ben oui, les bonnets des soutiens-gorges sont attachés l'un à l'autre. On a qu'à faire pareil pour les chaussettes.
- C'est ballot, a fait la petite Isa, et comment on va marcher ? on va sans cesse se prendre les pieds dans le tapis. Tu en as d'autres des comme ça ?
- Il suffit d'une ficelle suffisamment longue, a rétorqué le petit Pat du tac au tac.
- Je ne te raconte pas le bazar sur un terrain de foot. Pauvre arbitre ! a fit la petite Dori pliée en deux.
- Lol, a ajouté la petite Sonia.
- Bon, j'ai une idée, a proposé la petite Marie, on a qu'à disposer d'aimants cousus dans chaque chaussette et on n'en parle plus. »
Chacun a continué de suggérer des idées dignes du concours Lépine.
J'ai aimé proposer aux enfants cette histoire originale, pleine d'humour et de tendresse, où
Carina Rozenfeld mêle habilement la fantaisie de l'intrigue et l'émotion, tandis que
Marie Touly apporte sa petite touche facétieuse dans les illustrations.
La petite Gaëlle est sortie du rang, s'est dirigée vers moi tandis que je rangeais mes affaires. « Elle est chouette ton histoire. Moi aussi j'ai résolu le problème définitivement : je ne porte jamais de chaussettes. »