Joseph Anton

Il se dit que la raison ou la discussion, les méthodes habituelles du langage, ne pouvaient pas l'emporter. Il se battait contre un pouvoir plus grand, ou, pour employer le vocabulaire des croyants, plus haut, un pouvoir qui se moquait de la rationalité ordinaire et exigeait un langage qui surpassait de loin celui des mortels. Et ce dieu-là n'était pas un dieu d'amour.

« Rushdie » était largement détesté et un petit peu aimé. Il était une effigie, une absence, quelque chose de moins qu'humain. Il, ou plutôt cette chose, devait expier.

La magnificence de l'invention du protocole de transfert hypertexte, le http:// qui allait changer le monde, ne fut pas immédiatement perçue. La chute du communisme en revanche était une évidence.

Dans son roman La Honte, il avait évoqué les effets de la « culture de l'honneur » des musulmans dont les deux extrémités de l'axe moral étaient l'honneur et la honte, très différente en cela des notions chrétiennes de culpabilité et de rédemption. Il venait de cette culture, même s'il n'était pas croyant, et avait été élevé dans le souci des questions d'honneur. Devoir se cacher et vivre dans la dissimulation menaient au déshonneur. Très souvent, au cours de ces années, il se sentit profondément honteux. À la fois honteux et couvert de honte.

Il lui était facile de considérer le Pakistan lui-même comme une erreur historique, un pays insuffisamment imaginé, conçu à partir de l'idée aberrante qu'une religion pouvait lier des peuples (Pendjabi, Sindhi, Bengali, Baloch, Pathan) que l'histoire et la géographie avaient séparés pendant si longtemps, un pays né comme un oiseau mal formé, « deux ailes sans corps, coupé en deux par la masse terrestre de son principal adversaire, que rien ne rassemblait si ce n'est Dieu », et dont l'aile orientale avait fini par se détacher.

A notre âge, l'imagination, au delà des tourments, nous poussent à préférer les roses aux épines [...] Nous demeurerons tels, inaltérables, malgré tous les obstacles ( "La couronne de lierre", William Carlos Williams).

Comme chacun d'entre nous, il s'était fait dans sa tête une image du monde qui était plus ou moins cohérente. Il avait vécu à l'intérieur de cette image et avait compris sa raison d'être et la manière de s'y mouvoir. Puis, comme un grand coup de marteau, la fatwa avait brisé cette image et l'avait laissé dans une sorte d'univers absurde, amoral et informe, dans lequel le danger était partout et la logique nulle part.

Tandis qu'il écrivait le roman, le fait d'habiter un monde imaginaire lui semblait en quelque sorte plus noble que le sale boulot de vivre dans la réalité quotidienne. Mais au bout de la route la folie de Don Quichotte guettait. Il n'avait jamais considéré le roman comme un lieu dans lequel on s'évadait. Ce n'était pas maintenant qu'il allait se mettre à croire à la littérature d'évasion.

p. 779

" ... lorsque vous, la religion, y ajoutez l'idée de la révélation. Parce que, alors, la réflexion n'existe plus, n'est-ce pas ? Tout ce qui a besoin d'être pensé a déjà été révélé et nous sommes coincés là-dedans pour l'éternité, de manière absolue, et sans aucun espoir de changement."

p. 462

Note du lecteur : cette opposition mécanique entre raison et religion révélée ne convient, à la limite, qu'à l'islam salafiste ou de Khomeiny. Rushdie a tort de généraliser à toute religion révélée quelle qu'elle soit.

Dans un journal du dimanche, Siddiqui explicita son point de vue : "Il devrait le payer de sa vie." Il n'y avait plus eu d'exécution légale en Grande-Bretagne depuis un quart de siècle mais à présent la discussion sur l'idée de meurtre "légal" était de nouveau rendue acceptable par la "colère de l'islam".

p. 390