"Qu'est-ce donc que
Lélia ? Une ombre, un rêve, une idée tout au plus. Allez, là où il n'y a pas d'amour, il n'y a pas de femme."
Étrange objet que celui-ci ! Touffu, foisonnant, ce roman de jeunesse au lyrisme gothique ne cesse d'interpeller. La première partie est intrigante qui voit se dérouler un dialogue désincarné par chapitres interposés : on ne comprendra que plus tard qu'il ne s'agit pas là d'un échange entre télépathes mais d'une correspondance tronquée entre une glaciale adorée et son ardent admirateur. le rideau du castelet ouvert, se meuvent alors des marottes figées et le lecteur est plongé dans un roman faussement vampirique : l'exsangue
Lélia, escortée de l'austère Trenmor ("Traîne-Mort" ?), fascine Sténio l'enfançon a[sthéni]que. le ton, éthéré et distancié, semble celui d'une fable ésotérique quand une ligne de points, coupant abruptement le livre, nous plonge dans un récit soudain au présent, comme pour nous mettre à l'épreuve du réel.
Revenue du royaume des ombres, strige cruelle ("Voyez, on s'écarte de vous, on craint de toucher votre linceul, on ose à peine vous regarder au visage ; le silence de la crainte plane autour de vous comme un oiseau de nuit. Votre main est aussi froide que le marbre d'où vous sortez."),
Lélia suce métaphoriquement le sang de sa pauvre victime, Sténio qui, ballotté entre amour et répulsion, se vide petit à petit de ses talents de poète et se dessèche. C'est que la désirable goule est en fait une femme frigide, blessée par un premier amour et qui ne connaîtra jamais l'extase des sens. Allumant les désirs autour de son image de sphynge (le prêtre Magnus, tout droit sorti de chez Lewis avec ses yeux exorbités par la lubricité, ne s'est-il pas damné pour elle ?), Lélia s'est enfermée dans un sarcophage d'orgueil et de dédain pour mieux nier son anaphrodisie. Toute pièce ayant son revers, Pulchérie la soeur de notre iceberg est une courtisane sensuelle : leur rencontre au mitan du roman résonne comme les dialogues de Justine et Juliette, les frangines sadiennes, chacune défendant ses infortunes et ses prospérités.
Au final après avoir subi moult conversations métaphysiques, discours mystiques, débauches cythéréennes, prêches enragés ou envolées poétiques, le trop fragile Sténio, en bon "enfant du siècle" se suicidera-t-il d'avoir trop et trop mal aimé. So romantisch !
Boursoufflé (avec ses tunnels interminables), crispant, provoquant, ce terrible roman n'a cependant rien du pensum grâce au style de Sand d'une maîtrise totale, qui alterne lyrisme romantique et sécheresse philosophique. Il flamboie tout au long de son récit certes mal fichu ("j'écrivis
Lélia, sans suite, sans plan, à bâtons rompus (...)" mais dans lequel la féministe culottée explore des thèmes stupéfiants pour son époque : le plaisir sensuel, la sexualité des femmes, le sapphisme,... Liberté, égalité, sororité !
Ses personnages ont beau être de carton-pâte (abstraits, ils sont avant tout des "types"), on est touché par
Lélia qui se refuse à Sténio comme Dieu se refuse à elle et dont l'absolue impossibilité de vibrer comme une harpe éolienne aux souffles du désir la condamne à une morgue inaltérable et à une éternelle errance.
Bon mais indigeste...