... j’assistais chaque jour à des cérémonies dont le sens m’échappait : mon grand-père – si maladroit, d’habitude, que ma mère lui boutonnait ses gants – maniait ces objets culturels [les livres] avec une dextérité d’officiant. Je l’ai vu mille fois se lever d’un air absent, faire le tour de sa table, traverser la pièce en deux enjambées, prendre un volume sans hésiter, sans se donner le temps de choisir, le feuilleter en regagnant son fauteuil, par un mouvement combiné du pouce et de l’index puis, à peine assis, l’ouvrir d’un coup sec « à la bonne page » en le faisant craquer comme un soulier. Quelquefois je m’approchais pour observer ces boîtes qui se fendaient comme des huîtres et je découvrais la nudité de leurs organes intérieurs, des feuilles blêmes et moisies, légèrement boursouflées, couvertes de veinules noires, qui buvaient l’encre et sentaient le champignon.
J'avais trouvé ma religion: rien ne me parut plus important qu'un livre. La bibliothèque, j'y voyais un temple.
j'avais besoin de Dieu, on me le donna, je le reçus sans comprendre que je le cherchais. Faute de prendre racine en mon cœur, il a végété en moi quelque temps, puis il est mort.
... les inquiétudes de l’enfance sont métaphysiques.
Un baiser sans moustache, disait-on alors, c’est comme un œuf sans sel ; j’ajoute : et comme le Bien sans Mal, comme ma vie entre 1905 et 1914. Si l’on ne se définit qu’en s’opposant, j’étais l’indéfini en chair et en os ; si l’amour et la haine sont l’avers et le revers de la même médaille, je n’aimais rien ni personne. C’était bien fait : on ne peut pas demander à la fois de haïr et de plaire. Ni de plaire et d’aimer
On me dit que je suis beau et je le crois. Depuis quelque temps, je porte sur l’œil droit la taie qui me rendra borgne et louche mais rien n’y paraît encore.
On tire de moi cent photos que ma mère retouche avec des crayons de couleur. Sur l’une d’elles, qui est restée, je suis rose et blond, avec des boucles, j’ai la joue ronde et, dans le regard, une déférence affable pour l’ordre établi ; la bouche est gonflée par une hypocrite arrogance : je sais ce que je vaux.
[…] Il adorait en moi sa générosité.
Ce n'est pas tout de mourir : il faut mourir à temps!
On m'adore, donc je suis adorable. Quoi de plus simple puisque le monde est bien fait ? On me dit que je suis beau et je le crois. Depuis quelque temps, je porte sur l’œil droit la taie qui me rendra borgne et louche mais rien n'y paraît encore. On tire de moi cent photos que ma mère retouche avec des crayons de couleur. Sur l'une d'elles, qui est restée, je suis rose et blond, avec des boucles, j'ai la joue ronde, et, dans le regard, une déférence affable pour l'ordre établi; la bouche est gonflée d'une hypocrite arrogance. Je sais ce que je vaux.
J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres.