La Ballade du Poète de dimanche
Je suis un poète de dimanche
J'ai à ma veste une manche
Rose et une autre indigo.
J'écris des poèmes d'un mot
En avril, que j'efface en mai
Puis je me tais le reste de l'année.
J'aime les oranges mais j'apprécie
Les seins aussi. Je suis épris
D'une femme qui en a trois.
Elle s'en sert quelquefois
Pour astiquer les meubles d'art,
L'argenterie et le vieux samovar
Qui finit par briller tellement
Que le goût du thé s'en ressent.
Puis elle se met à leur enseigner
Les diverses langues du sucrier.
Parfois, pourtant je suis triste,
À croire que je n'existe
Même pas. Je crève des poissons,
Des pissenlits et des ballons
Tantôt avec des aiguilles à tricoter
Tantôt avec des cabriolets.
Et je me soule à la rosée du petit matin
En compagnie des séraphins.
(poème d'Emil Brumaru, traduit du roumain par Virgil Tanase, p. 51-52)
Mythe
Tout fut interrompu, à cause
D'une souris qui passa devant nous, rose
Elle n'était pas ordinaire, la souris :
Sa queue cassée défila dans la pièce à l'infini.
Son passage plein de puanteur
N'en finissait plus. Quelle terreur !…
Nous les enfants, des rubans jaunes autour du cou,
Nous restions collés au mur. Elle était moche, elle ne nous
Regardait même pas. Mais nous avions peur,
On nageait tous dans la sueur.
Lorsque la souris passait tout près
En nous fixant de son œil comme une bille très
Noire, luisante,
Nous lui demandions d'une voix hésitante
De nous laisser en paix.
Mais elle avait envie de jouer
Et nous voilà tout sur son dos gris
En liesse en poussant des cris.
Ô, c'était notre souris du matin,
De lumière bleue son museau plein
Nous racontait des histoires, des devinettes
Avec des paraboloïdes et des alouettes,
Et nous l'écoutions jusqu'à perdre nos dents,
Enterrer nos jouets, nos parents
Et nous restions irisés, le cou
Figé, à attendre qu'elle ressorte de son trou.
(poème de Leonid Dimov, traduit par D. Tsepeneag, p. 35-36)
Il y avait un enjouement roux devant les fourneaux,
Des outardes rôties voltigeaient la fleur au chapeau,
Des adages prenaient forme dans la salle,
Il pleuvait des madeleines en spirale,
On dansait des valses et des rigodons,
Les stars se pressaient en pelisses de vison
Et François Ier s'écriait : tout est perdu
Devant Greta Garbo muette et confondue ;
À ce moment-là j'ai vu
La donzelle tendre les bras
Pour être prise. Et patatras.
Je me réveillai près de la fontaine, esseulé ;
Dans ma main sommeillait un hanneton fuselé.
(Leonid Dimov, extrait de Rêve avec licorne dans Livre des rêves, 1969)
On peut, par exemple parler d'un petit roman de Vintilă Ivănceanu, "Jusqu'à la disparition", publié en 1969. Il n'a pas été complètement oublié, puisque deux jeunes écrivains d'aujourd'hui, Ruxandra Cesereanu et Corin Braga, intéressés par la "résurrection" de l'onirisme historique, le mentionnent dans leurs recherches. "Ce que je fais, moi, ici, avoue le personnage-narrateur de Vintilă Ivănceanu, c'est de consigner un prisonnier". Tout le vécu cauchemardesque, "les angoisses, la confusion, le délire", toutes les visions fabuleusement terrorisantes du héros sont rapportées à sa condition de captif, de vivant dans "la zone du rhombe", un espace d'où il ne peut sortir d'aucune manière, bien qu'il essaie tout le temps. Il est étonnant que ceux qui appliquaient à ce moment-là le contrôle idéologique n'aient pas remarqué la transparente allusion aux contours de la Roumanie sur une carte - un rhombe.
Rondeurs
Imaginez un vaste val,
Ici ou là un hôpital,
Un établissement thermal
Ou un cimetière mondial,
Ensuite imaginez un râle
Qui s'élève au ciel en rafales
Hors du cœur et des amygdales
Bleues ou vertes mais inégales,
Disséminées près du cristal,
Un dernier son puis en aval :
Les rues coulant sous les étals
Tandis que l'on ferre un cheval.
Et des brumes, brumes vocales.
(poème de Leonid Dimov, p. 35, traduit du roumain par Alain Paruit )