AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
4,34

sur 305 notes
5
14 avis
4
8 avis
3
3 avis
2
0 avis
1
0 avis

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Le grand voyage, en train, vers les bas-fonds. Vers Buchenwald. Il y arrivera, Jorge Semprun, environné de cadavres gelés collés à lui. Entourés d'hommes crevant de soif, grelottants, misérables. Misérable, Jorge Semprun ? Non. Il a su garder sa dignité d'homme. En s'interrogeant, continuellement, sur notre condition humaine.
« Quand on part pour un voyage comme ça, il faut savoir se tenir, et savoir à quoi s'en tenir. Et ce n'est pas seulement une question de dignité, c'est aussi une question pratique. Quand on sait se tenir et à quoi s'en tenir, on tient mieux. Il n'y a pas de doute, on tient mieux le coup ».

Ce voyage qui le conduit de la prison d'Auxerre, où il était détenu à cause de faits de résistance (c'est un « rouge espagnol », rescapé de la guerre civile espagnole, qui s'est engagé à fond contre le nazisme) jusqu'à Buchenwald, en Allemagne, tout près de Weimar, ce voyage, il le raconte 16 ans après, lorsque les strates se sont accumulées au fond de sa mémoire et de ses tripes.
Ici, point de chronologie. Il mêle ses souvenirs de résistance à ceux des arrestations – de ses amis, de lui-même -, à « l'après » du camp, à ce « dehors » dont il rêvait lorsqu'il était « dedans », car « il faut avoir été dedans, pour comprendre ce besoin physique de regarder du dehors ». La libération des prisonniers, de ces pauvres prisonniers affamés dont il fait partie, et leur voyage vers la France, leur accueil par l'administration se mélange au voyage interminable de l'aller dans le wagon noir et glacial, où il « fait la conversation » avec un gars de Semur, pour tenir.

De plainte, il n'en est pas question, ici.
« le grand voyage » est une longue et terrible incantation d'un homme relié à l'Homme. D'un homme qui se veut responsable de sa condition, qui refuse de se laisser aller mais qui refuse de juger ceux qui sont faibles. Il interroge l'autre, il s'interroge. En vrai philosophe, il traque en lui-même et chez chaque être humain qu'il rencontre –fût-il l'ennemi -, le moindre souffle de conscience.

Durant cette lecture, j'ai communié avec lui, j'ai voulu comprendre, moi aussi, j'ai voulu creuser. Et j'ai adhéré à sa conception du monde, des hommes, de la nature.
« Heureusement qu'il y a eu cet intermède de la Moselle, cette douce, ombreuse et tendre, enneigée et brûlante certitude de la Moselle. C'est là que je me suis retrouvé, que je suis redevenu ce que je suis, ce que l'homme est, un être naturel, le résultat d'une longue histoire réelle de solidarité et de violences, d'échecs et de victoires humaines ».

Aimer, adorer la lecture du « Grand voyage », ce n'est pas la question. Jorge Semprun, par son style incantatoire, par son désir de compréhension de tout ce qui est en soi et hors de soi, est un auteur qui m'a marquée au fer rouge.
Commenter  J’apprécie          7010
"Le bonheur de l'écriture, je commençais à le savoir, n'effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire: il l'aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable."
Ces mots, Jorge Semprun les écrit dans - L'écriture ou la vie -, livre autobiographique et de témoignage sur ses deux années passées à Buchenwald, camp de la mort et de la barbarie nazie.
Dans - le grand voyage - écrit seize années après son retour de déportation, le lecteur est invité à suivre les "errances" d'un cerveau pris au piège de 120 hommes entassés dans un wagon à bestiaux en route vers l'inconnu dont ingénument certains s'accrochent à l'idée "rassurante" qu'il pourrait prendre la forme d'un camp de travail... dur, certes, mais loin de l'enfer mis au point et mis en scène par les nazis.
Durant cinq jours et cinq nuits, ces 120 hommes vont sans manger ( sauf une fois, un brouet trop salé ) et surtout sans boire, affronter "la fuite monotone et sans hâte du temps" au coeur de l'hiver, entassés dans un wagon de marchandises qui fait partie d'un convoi de prisonniers déportés, partis de Compiègne avec pour destination Buchenwald.
Le narrateur, Jorge Semprun donc, "fait couple" avec un jeune homme, contrepoint du jeune intellectuel pédant qu'il est ... il a dix-neuf ans ( dixit Semprun en personne ), "le gars de Semur" comme il l'appelle, est le modérateur, le bon sens, le point d'équilibre au sein de ce binôme en route vers l'impensable.
Leurs échanges vont ponctuer le cours de ce voyage.
Le récit s'inscrit à la fois dans le présent de ce wagon, avec ses moments forts : la mort d'un vieil homme dont les derniers mots sont : "vous vous rendez compte ?", l'épisode de la tinette, l'arrêt "ravitaillement" où les déportés assoiffés ont droit à un brouet trop salé, un gamin nazifié qui leur lance sans comprendre des pierres chargées de toute la haine aveugle de celui qui est né dans un monde dont l'histoire était déjà écrite, les "spectateurs" allemands qui voient les corps nus ( punition après une tentative d'évasion ) de ces déportés humiliés, dépouillés du peu de dignité qu'il leur restait...
Il s'inscrit dans le passé : l'exode de l'auteur, républicain espagnol , vers la France, ses études à Henri IV, son entrée dans la résistance, sa capture dans le Morvan, son internement et les conditions de celui-ci, sa relation et ses échanges avec une sentinelle allemande, son arrivée à Buchenwald ( scène surréaliste, absurde, tragiquement théâtralisée ), certains épisodes de ses deux années d'emprisonnement, la libération du camp, et ce moment très fort où il entre dans une maison de civils allemands, qu'il demande à la visiter, parce qu'il veut "voir de dehors" après n'avoir vu pendant deux ans que de "dedans', ce que lui accorde la propriétaire, une vieille Allemande déconcertée mais pas inquiète, et qui ne prend peur que lorsque son "hôte" arrivé dans la pièce principale au premier étage voit que la fenêtre jouxte le crématoire et se tourne vers elle qui a vu, qui a su... la vieille femme se défend en arguant du fait qu'elle aussi a perdu ses deux fils tombés sur le champ de bataille... mais toutes les morts se valent-elles ? demande-t-il en quittant les lieux. La visite de jeunes femmes "humanitaires" voulant visiter le camp et confrontés à l'horreur ( les restes calcinés ou pas des corps au crématoire, une montagne de plus de quatre mètres de hauteur de cadavres entassés...)
Le massacre transformé en chasse à courre de quinze jeunes enfants juifs âgés de huit à douze ans et qui sont les seuls survivants d'un convoi où les déportés entassés à 200 dans les wagons sont tous morts de froid...
Il y a aussi le futur immédiat et celui plus éloigné.
À la question de ces allers et retours entre présent, passé et futurs, Jorge Semprun a répondu qu'il était dû au travail de décantation du temps, et que dix-sept ans s'étant écoulés depuis la libération, il ne pouvait pas ignorer ce qu'était devenu le monde au moment où il a écrit son livre.
De plus cette malléabilité temporelle du temps lui a, dit-il, permis de mieux faire ressortir la densité de ce temps.
C'est donc à un voyage intérieur avec ses questions philosophiques, politiques, historiques, littéraires, "existentielles" ( pour faire simple ) auquel est convié le lecteur, un voyage intérieur qui nous permet de l'accompagner sur les chemins tourmentés de l'Histoire.
Semprun qui croyait, avec se livre, s'être "débarrassé" de la nécessité de témoigner, enchaînera directement après - le long voyage - avec - le long retour - et les autres, montrant ainsi que l'horreur des camps ne s'efface pas d'un trait de plume et continue de vous hanter votre vie durant.
Ce premier livre lui a valu en 1963 le Prix Formentor, un Prix attribué par treize éditeurs, le livre étant traduit en treize langues.
"Je n'avais pas vraiment survécu. Je n'étais pas sûr d'être un vrai survivant. J'avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie." ( L'écriture ou la vie )
"Mais oui, je me rends compte. Je ne fais que ça, me rendre compte et en rendre compte." ( le grand voyage )
Un livre magnifiquement écrit par un rescapé "illustre".
Un indispensable !
Commenter  J’apprécie          531
Au moment d'entrer dans l'exercice babelien de la rédaction d'une critique d'une oeuvre de Jorge Semprun, difficile de ne pas être intimidé tant l'homme, philosophe, résistant, homme politique, scénariste de cinéma, brille d'un éclat singulier.

« le grand voyage » est le premier livre écrit par Semprun après sa libération de Büchenwald.

Une période de vingt années de silence. Dès les premiers jours de la libération, l'auteur a eu l'intime conviction que sa vie, ce serait à tout jamais le camp et que la parole était terriblement dangereuse, un piège, un garrot qui vrillait l'indicible, l'innommable.
Les survivants dérangeaient et culpabilisaient les citoyens avides d'oublier au plus vite, la guerre, les difficultés, mais aussi pour certains, enfouir des attitudes beaucoup moins avouables, des démissions, lâchetés, dénonciations….

Car l'écriture pour Semprun n'est pas un pur exercice de style, elle exprime, révèle, met à nu l'homme. C'est pour cela que pendant vingt ans, le silence plutôt que l'écriture, « L'écriture ou la vie ».

Le lecteur retrouvera dans « le grand voyage » cette alchimie qui construit la condition humaine, la poésie, la philosophie, la grâce de ces rencontres avec les femmes, souvent éphémères toujours emplies de signes phosphorescents, la vie, la mort. La mort, cette ombre qui ne quitte pas le narrateur, pour l'accueillir ou la donner.

Nous sommes à des années lumières de ces « leçons » de philosophie et d'éthique, académiques, désincarnées, de ces professeurs de philosophie d'hier et d'aujourd'hui, de ces livres recettes de ces « experts » en développement personnel qui encombrent les têtes de gondole.
Non pas qu'il faille être exclusivement un héros couturé de blessures, avoir vécu des pages de l'histoire avec un grand H, pour avoir la légitimité de parler de courage, de la mort, de la liberté mais il semble difficile de rédiger de savants essais sur ces questions, exclusivement à partir d'expériences « in vitro ».

Quel est donc ce « grand voyage » ?

Ce voyage c'est celui qui conduit Semprun de Compiègne à Büchenwald, en Allemagne près de Weimar. L'auteur exprime avec son style si alerte, si impétueux ce que fut ce huis clos abominable de trois jours et trois nuits.

Dans ces circonstances et comme plus tard dans la vie du camp, l'aphorisme de Malraux,
« une vie ne vaut pas grand-chose mais rien ne vaut la vie » prend tout son relief.
Dans ces circonstances, un détail, un hasard qui se jouent en un nano instant peuvent décider si le malheureux sera ou pas dans la moisson de la grande faucheuse.
C'est par exemple le réflexe de se précipiter dans l'espace du wagon près de l'ouverture grillagée qui soulagera partiellement de l'air vicié putride mortifère. C'est un accès à ce qui reste de la lumière, un ersatz de la vie, un accès aussi à la moindre information perceptible ; avoir encore quelques bribes de repères d'espace temps, ne pas être déjà complètement avalé dans cette nuit et brouillard des corps et des esprits.

Si ce récit constitue un témoignage historique exceptionnel, il ne s'agit pas pour autant d'un simple documentaire.
Semprun nous fait partager son regard décalé sur ces événements, la littérature, la poésie, chevillées au plus profond de son être, qui l'aident à survivre. Pendant ce voyage, il se récite intérieurement en boucle « le cimetière marin » de Paul Valéry ; à la nuit par instinct, il recherche la lumière, fut elle un entre deux avant une issue sans retour.

Semprun nous fait partager aussi, par les mots qu'il sait choisir, une infime partie de ses souffrances, qui laissent le lecteur, même averti, effaré, devant la créativité des bourreaux.
Si l'homme se différencie de l'animal par sa spiritualité, il s'en distingue aussi, hélas, par son ingéniosité à faire le mal, à torturer son prochain, à l'enfermer dans des camps pour infliger des souffrances avec méthode.

Comme dans ses autres romans le texte de l'auteur, à partir d'une matrice, intègre des séquences du vécu de l'auteur, passées ou postérieures du récit pivot.
Il est ainsi évoqué plus ou moins furtivement sa vie de lycéen parisien, son action dans le maquis « Tabou » en Bourgogne, les premières semaines de la libération…autant d'évocations qui loin de casser l'intérêt et le rythme de ce « grand voyage », en amplifient sa puissance.

Un livre, un auteur exceptionnels. L'esprit, les mots de Semprun nous manquent terriblement depuis qu'il est parti en 2011 pour cet autre grand voyage.

Commenter  J’apprécie          306
Il y avait ceux qui était dedans et mourraient, et ceux qui continuaient à vivre dehors.

Jorge Semprun le dit lui-même, il lui aura fallu longtemps avant de prendre la plume et dire à ceux qui n'y étaient pas, ceux qui étaient en dehors de ça, comment c'était dedans. le dedans c'était le wagon. le camp par la suite. le dehors c'était tout le reste. En particulier les témoins, conscients ou non, mais toujours un peu complice quelque part, par action ou par démission. Ceux qui regardaient le train quitter la gare, longer la vallée de la Moselle, cahoter pendant des jours et des jours dans l'air glacial.

Le dehors c'est nous aujourd'hui, spectateurs incrédules d'une mémoire. Comment cela a-t-il été possible ? Nous n'y étions pas. Alors Jorge Semprun nous dit comment c'était dedans. C'était hier, c'était la réalité. C'était le cauchemar que l'imagination n'avait pu envisager. Et pour cause. L'imagination était restée dehors. C'est aujourd'hui le témoignage.

Il a fallu des années pour que le temps fasse son oeuvre. Que l'oubli fasse son oeuvre. Pas l'oubli de l'inoubliable bien sûr. Il est désormais inscrit dans chaque cellule de celui qui y était. Mais l'oubli de l'effroi, de la colère, de la vengeance. Il lui a fallu, à lui Jorge Semprun, le temps de bannir de son vocabulaire les mots durs, ceux dictés par la fièvre, pour en parler avec ceux de la mémoire, des mots froids et purs. Dépouillés du ressentiment.
Les mots adoucis ont plus de force pour exprimer l'indicible, et soulager le coeur.

Il a fallu écrire, plutôt que dire. Écrire pour ne pas être interrompu par un contradicteur. Il y en a eu. Il y en a encore. Écrire pour que les mots franchissent les générations et ne s'éteignent pas avec celui qui était dedans. Écrire pour que cet ouvrage rangé dans ta bibliothèque te fasse signe de temps à autre et te rappelle à l'inoubliable. Il y en a qui étaient dedans, et y sont restés. Tu es hors de tout ça. Spectateur éberlué.


N'oublie pas en particulier ces enfants dont je ne peux passer sous silence le sort qui leur a été réservé. Ces quinze enfants entre huit et douze ans, descendus miraculeusement d'un wagon en provenance de Pologne où tout le monde était mort congelé debout après dix jours sans boire ni manger. Quinze enfants massacrés parce que descendus vivants du wagon, d'une façon que je ne peux taire et te le dis page 194, édition Folio. C'est IN-SOU-TE-NA-BLE.

Le grand voyage, un ouvrage écrit en un seul chapitre ou presque. Comme un barrage qui se rompt d'avoir trop encaissé les coups de boutoir du cauchemar. Des souvenirs écrits à la première personne par celui qui était dedans. Dans le wagon. Des fragments de vie inoubliables avant, pendant, après le wagon. Après la libération. Des fragments qui se bousculent pêle-mêle tout au long d'un chapitre sans respiration. Et puis un deuxième chapitre, très court, écrit à la troisième personne. Par celui qui est dehors à l'heure où il écrit ces mots, rescapé, harcelé par ses propres souvenirs gravés dans son être, mais alors purgés de la haine après une convalescence nécessaire à l'épuration de ce venin qui est la cause de tout.

J'ai lu plusieurs témoignages de ceux qui ont été dedans, moi qui suis dehors. On ne peut dire que l'un est plus saisissant que l'autre. le fond est toujours dans les abysses de la bassesse humaine. C'est la forme, le savoir dire qui fait la différence. Celui de Jorge Semprun nous aspire dedans.

L'être n'est-il donc que corruption de lui-même au point de précipiter son retour vers le non-être ?
Commenter  J’apprécie          282
Ce grand voyage laisse des traces en tant que lecteur, même si elles sont insignifiantes en comparaison des profondes cicatrices psychologiques des quelques uns qui l'ont vécu et y ont survécu. Nous accompagnons l'auteur dans ce wagon à bestiaux rempli d'êtres humains, où notre monde n'a plus lieu, où le temps n'existe plus, où les sens sont effacés. Reste la pensée de Georges Semprun, dont la puissance est telle qu'elle abolit la souffrance physique dans laquelle nous nous projetons en premier lieu en tant que lecteur, une puissance de pensée telle qu'elle permet à cet homme de philosopher sur sa liberté alors qu'il nous raconte "l'histoire de sa vie" au milieu de ce wagon en même temps que l'histoire de "sa vie au milieu de ce wagon"...

Ce fut une lecture exigeante pour moi, entre cauchemar éveillé, rêverie philosophique, témoignage historique. On ne peut que se recueillir avec gravité et un profond respect face à la hauteur de vue de Georges Semprun alors qu'il a traversé le pire des enfers.
Commenter  J’apprécie          110
C'est le livre que l'auteur ne veut pas écrire….enfin pas maintenant, demain peut-être quand il aura oublié….pour se souvenir, en leur mémoire.
Il n'écrit pas, il parle, il raconte, il explique pourquoi il n'est pas prêt, il mélange le présent, le passé et l'avenir, un son lui rappelle un fait passé mais il est rappelé dans le présent par un mouvement du train.
Jorge Semprun ignore comment raconter la déportation, son voyage dans l'impensable….car il en est revenu et il le sait il va devoir raconter…..mais pas tout de suite, d'abord oublier puis se souvenir.
Livre passionnant, plein de tendresse, d'amour, de volonté de partage……à lire absolument
Commenter  J’apprécie          110


N°236
Décembre 2001


LE GRAND VOYAGEJorge SEMPRUN - – Editions GALLIMARD.



Je me pose souvent la question de ce qui peut motiver un lecteur d'aller au bout de ce parcours qu'il fait avec l'auteur d'un livre, ce qui fait naître en lui l'intérêt pour le texte, l'envie d'en savoir davantage, le plaisir qu'il prend à vouloir poursuivre l'histoire racontée, de partager avec cet être inconnu qui se cache derrière ses mots le moment privilégié de la lecture qui, malgré le temps, la distance et le nécessaire détachement, continue jusqu'au dernier mot de l'ouvrage d'entretenir cette complicité mutuelle.

Depuis les années déjà nombreuses que j'entretiens « ce vice impuni » qu'est la lecture, je n'ai toujours pas pu répondre à cette question, mais la passion pour les écrivains et leur oeuvre reste intacte en moi, surtout quand j'ai la chance de croiser quelqu'un d'authentique.

De ce livre, maintenant refermé, il me reste un sentiment fort de quelqu'un qui veut témoigner, non pas tant comme un « devoir  de mémoire » mais comme un jalon dans sa propre vie dont nous savons qu'elle n'a pas été quelconque !

Ce voyage, ici qualifié de « grand », c'est la relation faite par un témoin, communiste espagnol de surcroît, de ce qu'à été sa vie dans cette période trouble de notre histoire nationale qu'a été l'Occupation, la pudeur dans le récit tout juste esquissé de ce qu'a été son action dans la Résistance en faveur de notre pays qui avait pourtant si mal reçu les Républicains espagnols vaincus qui fuyaient l'Espagne, Franco, le fascisme et la mort !

C'est aussi le trajet, dans des wagons à bestiaux de ce qu'il a vu, des ces hommes parqués comme des bêtes, dans le froid, la faim et la souffrance, entassés dans des trains de marchandises qui mourraient parfois avant d'être arrivés, qui ne savaient même pas vers quelle destination les emmenait ce convoi, apparemment hésitant entre aiguillages et voies de garage, pendant que ceux qu'il transportait continuaient à mourir, comme si la mort était soudain devenue banale, sans importance.

Il y avait ces petits riens, ces paroles qu'on échangeait malgré le peu d'aisance que permettait l'entassement des hommes debout des jours durant, ballottés par le crissement des roues et le halètement de la locomotive, ces actions parfois vaines mais pourtant tentées pour sauver une vie, dans ces wagons où la mort faisait aussi partie des passagers… Elle prélevait sa dîme dans le convoi des hommes rassemblés là parce qu'ils étaient juifs, résistants ou avaient eu simplement le malheur d'avoir été pris dans une rafle.

Il y avait aussi ces retours en arrière, proustiens, du narrateur, ancien étudiant au lycée Henri IV qui aimait tant la philosophie et le grec … Il faisait lui aussi partie du voyage. Ce train de la souffrance, lent et régulier comme sait parfois être la vie elle-même, mène tout son monde vers la mort. Ils ne le savent pas encore, regardant comme ils le peuvent le paysage à travers l'ouverture grillagée d'un wagon. Ils traversent l'Est de la France, parce que le pays est vaincu, parce qu'ils ont voulu résister à l'envahisseur, parce qu'ils ont eu un sursaut de « vouloir vivre » dans cette France abattue qu'ils ont refusée, face à ceux qui ont choisi un autre camp…

Ils vont vers la mort du camp de Buchenwald, le froid, la neige, les SS et leurs chiens… Ils vont à la rencontre de tout ce dont l'homme, qui est pourtant, dit-on, la forme la plus élaborée de la création est capable en matière de bestialité, d'horreur, de tout ce qui est la négation de l'humanisme et de la culture, de la simple humanité aussi. Il y a l'épaisseur des mots dans leur simplicité même, l'émotion qu'ils inspirent au lecteur attentif… Il y a le spectacle de ces hommes guettés par la mort, ces enfants qu'on massacre pour le simple plaisir de tuer, dans la neige, dans la nuit noire de l'hiver, des projecteurs, des cris des soldats…

Dans ce camp qu'il évoquera plus tard dans « L'écriture ou la vie », indiquant qu'il privilégiait la vie à l'horreur de ce souvenir, il passera deux années qui brûleront sa vie comme si on appliquait un fer rouge sur sa peau. Il y parle pourtant de ce morceau d'Allemagne qu'aima Goethe que les nazis transformèrent en une fabrique de mort. Il y évoque ces hommes qui périssent en fumée sous les yeux apparemment apaisés, ignorants ou volontairement aveugles des habitants de Weimar, cette ville si paisible qu'une éphémère république abrita.

C'est un texte tellement présent qu'on voudrait que la mort ne fût pas au rendez-vous de ce voyage sans retour vers les camps où tant d'hommes et de femmes périrent parce qu'ils ne correspondaient pas au modèle allemand, parce qu'ils étaient livrés à la volonté de tuer de leurs geôliers.

De ce fait, L'auteur devient le gardien de la mémoire, le grand et peut-être l'unique témoin qui osera parler pour que d'autres se souviennent, pour que les générations futures n'ignorent rien de ce qui s'est passé, parce qu'il reste toujours un homme pour décrire l'horreur et qu'il a le devoir d'authentifier les faits qu'il rapporte, d'être celui qui dira ce qui a endeuillé notre XX° siècle dans cette Europe qui fut jadis celle des Lumières, d'être l'avitailleur de cette mémoire collective qu'on voudrait pourtant endormir.

© Hervé GAUTIER
Lien : http://hervegautier.e-monsit..
Commenter  J’apprécie          112
Le grand voyage est le récit autobiographique du périple en train, durant quatre jours et cinq nuits de Jorge Semprun, communiste espagnol et résistant, qui le conduisit à Buchenwald, camp de concentration de sinistre mémoire, construit sur la colline d'Ettersberg, près de Weimar.
Ce grand voyage est surtout celui de la mémoire d'un homme éprouvé, prisonnier pendant deux ans du maelström nazi, qui tente de mettre en ordre ses souvenirs pour la postérité : “je me rends compte et j'essaie d'en rendre compte, tel est mon propos” déclare l'auteur. le fil narratif principal du récit est donc le voyage vécu par l'écrivain et ses compagnons d'infortunes dans un wagon bondé qui les conduit vers l'enfer. Cependant, tel un mouvement de systole et de diastole, la narration se contracte, parsemée de souvenirs et de faits postérieurs à l'histoire principale, donnant de l'épaisseur psychologique et un regain d'intérêt au témoignage, évitant par là de sombrer dans une litanie atroce et cauchemardesque de sévices et d'humiliations endurés. Pas de déroulement chronologique donc, plutôt le jaillissement spontané de souvenirs dans l'esprit de Semprun, qui par leur côté saillant permettent de déchirer la gangue d'oubli qui menace d'enserrer la mémoire de l'auteur : flash-back, retour de formules incessantes - leitmotiv de cauchemar-, telle cette phrase prononcée par un jeune homme de Semur-en-Auxois, dont on sait que le coeur exténué ne résistera pas à cet exode : “cette nuit, bon dieu, cette nuit n'en finira jamais”.

La prose et les moyens narratifs de Semprun sont simples, mais ô combien efficaces, pour atteindre leur but : captiver pour transmettre son témoignage, afin que l'oubli ne passe pas sur des faits dont l'horreur défie l'imagination humaine.
Commenter  J’apprécie          100
Une longue épreuve de l'horreur, et pour le lecteur un ressenti de douleur mais également de dignité. je garde un souvenir de froid (des cadavres) de noirceur, de marche vers l'enfer.... un des meilleurs livres sur la déportation.
Le genre de livre où l'on s'arrête parfois pour laisser passer l'émotion.
Commenter  J’apprécie          96
Mais où étais-je ? Comment ai-je pu passer à côté de cette oeuvre aussi longtemps ? Où étaient mes profs quand il fallait nous faire découvrir ce récit ? Grosse gifle. Les mots vous emportent, leur musique vous submerge, les images vous bouleversent. C'est sublime, tant sur le fond que sur la forme. C'est un témoignage à la fois poignant, pudique, prenant, jamais mélodramatique. A faire lire aux jeunes générations, et à ceux qui ont la mémoire courte. Impossible de faire autrement désormais: ce livre partira avec moi sur l'île déserte. Ne jamais oublier. Jamais.

Commenter  J’apprécie          91




Lecteurs (1091) Voir plus



Quiz Voir plus

Les écrivains et le suicide

En 1941, cette immense écrivaine, pensant devenir folle, va se jeter dans une rivière les poches pleine de pierres. Avant de mourir, elle écrit à son mari une lettre où elle dit prendre la meilleure décision qui soit.

Virginia Woolf
Marguerite Duras
Sylvia Plath
Victoria Ocampo

8 questions
1720 lecteurs ont répondu
Thèmes : suicide , biographie , littératureCréer un quiz sur ce livre

{* *}