Des rues d'une ville des Pays-Bas ou des routes d'Espagne, se tient un serpent de mer insaisissable et mythique, Loch Ness silencieux perdu sur les côtes de la mémoire. L'animal hoche lentement la tête, l'animal de l'appareil politique du bloc Ouest et du bloc Est ; Tel l'Hydre de Lerne il scrute ses ennemis et ses partisans. Il les considère l'un et l'autre de la même façon : potentiellement dangereux, manipulables, manipulés, infidèles. Dans ce microcosme d'espions qui s'épient mutuellement même à l'intérieur de leur propre camp tout se déforme : la moindre pensée, le moindre geste.
Semprún nous entraîne dans une lente déconstruction et décomposition de l'âme ; La pensée n'est plus un rempart propre à l'individualité mais une arme. Une arme qui peut se retourner contre soi. Ce n'est pas un livre d'espionnage, ni un livre policier, c'est une contemplation morbide d'une idéologie politique et humaine, d'autant plus amère et douloureuse qu'elle a été la moelle épinière de
Semprún pendant si longtemps. Mais il n'en parle pas avec âpreté, plutôt avec désenchantement, réalisme et une certaine tristesse. Comme un amour porté aux nues, qui vous a profondément déçu. C'est un livre sur le secret, sur les secrets. Ceux qu'on redoute ; le secret individuel ; Les secrets interdits par le Parti et les secrets du Parti tous aussi dangereux, sinon plus.
Ramón Mercader est un agent soviétique ; Mais qui est vraiment Ramon Mercader ? C'est un homme marchant seul sur une plage du Nord ; Un homme cherchant la faille dans sa propre mission pour s'y engouffrer et peut-être disparaître aux yeux de sa hiérarchie, des espions américains et d'Allemagne de l'Est qui le surveillent. Cet homme qui a choisi pour patronyme, avec une certaine ironie, celui de l'assassin de Trotsky, envoie des télégrammes codés à sa femme et à sa fille, restées en Espagne. C'est un homme qui n'attend aucune défaite, ni victoire ; Il fait son « métier » par devoir, avec un reste de sincérité idéologique partant en lambeaux. Son monde est en carton-pâte, le faux et le vrai ne sont plus discernables ou le sont trop bien et c'est encore pire. Des marins espagnols qui chantent des chansons russes, des rendez-vous d'affaire comme des miroirs sans tain, des femmes muettes cherchant la vérité, des hommes muets cachant la vérité, des silhouettes qui avancent dans un labyrinthe sans fin, avec l'ombre transparente de la mort dans chaque recoin, dans chaque mot et chaque geste.
Ces hommes habitués au sacrifice, le leur et celui des autres pour une cause et un idéal plus grand et plus inaccessible que la religion ne peut offrir. Ces portraits laminaires d'êtres qui ont été broyés à un moment de leur vie par ce même idéal, trahis en quelque sorte par ce qu'ils plaçaient au coeur de leur vie, pour ne pas dire leur foi : le système stalinien. Ces hommes qui malgré tout continuent à oeuvrer pour celui-ci, à tuer pour celui-ci, lui qui a failli les tuer eux-mêmes. Ces hommes peuvent paraître incompréhensibles pour nous. Ils ont tellement cru à leur idéal, tellement cru qu'il allait se révéler et se réaliser sous leurs yeux ; Cet idéal pour lequel ils ont combattu durement, ont été emprisonnés, déportés ; cet idéal qu'ils ont touché du doigt, piqués par sa quenouille empoisonnée. Quand cet idéal s'est transformé en monstre, les yeux de ces hommes n'ont pas cillé, ou si peu ; Comment croire qu'on les avait dupés ? Comment admettre que ce n'était pas un monde idyllique ?
Ramón Mercader a une part de
Jorge Semprun ; Une part de sa vie, une part de son combat, une part de ses erreurs et de sa désillusion. Il a aussi, comme
Semprún, cette ironie mordante, parfois un peu cynique et qui pourrait apparaître comme frivole en certaines circonstances. Ramón Mercader rit tout seul sur la place, dans les rues ; de grands éclats de rire qui désarçonnent ceux qui l'épient. Pourquoi rit-il ? Est-il fou ? Il rit peut-être parce qu'il sait qu'il est arrivé au bout de son chemin, au bout de ce qu'il pouvait donner à la Cause ; Qu'il a épuisé toutes ses ressources, chaque recoin de son âme.
Les premières pages nous plongent d'emblée dans une atmosphère presque létale ; Un homme contemple un tableau « La Vue de Deflt » de Vermeer au musée Mauritshuis. Ce sont des pages fluides, émouvantes dans la description du tableau. D'une belle écriture ou pointe une certaine recherche, mais cette pointe d'application ne me dérange pas, au contraire, elle sublime l'instant, le cajole. Ce tableau est pour cet homme un refuge, son espace mental à lui, rien qu'à lui. Nous nous perdons avec lui dans ce tableau. Cet homme est Ramón Mercader. Il s'attarde ensuite devant le tableau de Fabritius « le Chardonneret » ; le temps s'allonge ou se suspend comme pour éloigner pour quelques instants la part de fatalité régissant le destin de Ramón Mercarder. Car cet homme n'a pas d'alternative, d'autres ont décidé à sa place sa ligne de vie, et sa ligne de chance est bien infime. Quand il comprend qu'un piège inexorable se referme sur lui, il tente pour quelques jours d'infléchir sa destinée, pour quelques jours seulement. Suprême liberté. Est-ce pour cela qu'il rit tout seul ?
Comme presque toujours dans les livres de
Semprún, les histoires s'emboitent, se recoupent, s'entremêlent, l'histoire intime et
L Histoire, le passé et le présent, la réalité et la fiction. Au détour d'un chapitre, nous quittons ce nid d'espions pour une histoire d'amour, un jardin en fleur, des jeux d'enfant, puis nous replongeons dans ce chaudron fétide et dénaturé.
Semprún nous parle de l'histoire du mouvement communiste : de la guerre d'Espagne à la mort de Staline et aussi de la lente, lente déstalinisation de l'Union Soviétique officialisée par l'organisation du XXe Congrès. Ce n'est pas un livre didactique, ce n'est pas un pensum idéologique ; C'est une fresque qui couvre des années et est ici ramassée sur quelques semaines, comme si le temps s'était rétréci, précipité sur une contraction de la mémoire pour nous faire voir tout un monde sombre et douloureux, avec des éclats de lumière, un monde absurde aussi jusqu'au ridicule ; mais un ridicule mortifère.
Le serpent de mer s'endort à la fin de ce livre, repu et satisfait ; jusqu'à son prochain réveil.