Avec sa dernière pièce non coécrite,
Shakespeare reconstruit à l'échelle d'une île le curieux univers de ses féeries. Un assemblage hétéroclite fondé sur des vestiges gréco-romains (surtout les esprits élémentaires telles les nymphes) et complété avec le folklore anglo-saxon à tendance pastorale : au détour d'une tirade, on rencontre par exemple la légende des cercles de champignons (les « ronds de sorcière ») créés par les farfadets qui dansent en rond, joliment illustrée par
Arthur Rackham dans la version que j'ai lue sur Wikisource : https://en.m.wikisource.org/wiki/The_Tempest_(Rackham)
Une large place est laissée aux personnages comiques, qui citent et parodient les auteurs en vogue du siècle précédent. Ainsi le doux rêveur Gonzalo se réfère-t-il implicitement à la société utopique de
Montaigne. Mais il se retrouve fort marri en compagnie de personnages plus enclins à la servitude volontaire, notamment le monstrueux Caliban, qui fait penser à un Gollum avant l'heure (je vous laisse découvrir la nature de son « précieux »).
De fait, cette pièce aurait pu s'intituler « L'île des esclaves », car tout le monde est esclave de quelqu'un sur cette île, y compris celui qui est censé y faire la pluie et la beau temps, le mage Prospero (j'y reviendrai). Cette servitude volontaire s'opère de façon ironique : beaucoup pensent se libérer quand ils ne font que s'enfermer davantage. C'est le cas de Caliban lorsqu'il exulte « Liberté ! liberté » en acquérant un maître supplémentaire ; ou encore celui de Ferdinand, qui s'enferme de son gré dans les machinations de Prospero en pensant trouver un amour libérateur auprès de Miranda, fille de ce dernier. Finalement, seul(e)
Ariel, l'esprit des airs androgyne (joué(e) tantôt par des hommes, tantôt par des femmes) reste suffisamment lucide pour ne jamais confondre son esclavage et la liberté, même quand les arguments spécieux de Prospero l'incitent à le faire au début de la pièce. Cette lucidité représente sa liberté irréfragable, la seule qui échappe à l'emprise du mage. Et si
Ariel exécute tous les ordre de Prospero avec zèle, ce n'est pas par amour de la servitude mais bien pour entretenir son seul espoir de voir ses chaînes rompues.
Malgré cet enjeu, la pièce manque de tension dramatique : tout semble toujours dépendre de Prospero, qui paraît concentrer tous les pouvoirs et n'avoir aucun adversaire sérieux. Même quand ses ennemis grotesques pensent le prendre par surprise, ses dialogues avec
Ariel nous dévoilent longtemps à l'avance qu'il va surprendre ceux qui croyaient le surprendre. du coup l'intrigue ne surprend guère le spectateur.
C'est amusant en un sens, car Prospero est un authentique metteur en scène : il donne des directives et tous les personnages lui obéissent au doigt et à l'oeil. Ce mouvement autotélique acquiert une beauté propre grâce à l'imagerie et au rythme du verbe shakespearien, qui réserve ses rimes aux personnages doués de noblesse et ses insultes pittoresques aux personnages doués pour l'ivrognerie. En nous illustrant le pouvoir irrésistible de l'illusion théâtrale à travers Prospero,
Shakespeare adresse un sourire ironique à son reflet dans le miroir. Beau testament littéraire que cette autodérision. Dans sa langue, on pourrait parler aussi de « self-indulgence », avec le double sens que comporte cette expression : complaisance, mais aussi simple indulgence, acceptation.
Car la « self-indulgence » de Prospero débouche sur le pardon, y compris le pardon de sa propre tyrannie, à laquelle il renonce. Dans cette pirouette finale, c'est finalement le spectateur qui se révèle le geôlier tout puissant : de son bon vouloir dépend l'effet de l'illusion déployée par le magicien. Il est à notre merci, de même que tous les autres personnages sont à sa merci. En brisant son bâton et ses enchantements, il nous incite à le libérer aussi, et à rompre le charme de cette île semblable à une scène de théâtre élisabéthain (qui était encerclée par la foule).
Au gré de la foule et de la houle,
Ariel, l'esprit le plus le plus épris de liberté, peut ainsi envisager de s'élancer vers d'autres contrées, d'autres scènes ou l'histoire de sa renaissance pourrait se rejouer, comme chez
Sylvia Plath où le mouvement de l'esprit ivre d'allégresse devient une « flèche » fusant vers le « chaudron du matin ».