Ange, photographe de pub, gay et esseulé, a 33 ans. Un soir, en rentrant chez lui, il constate qu'un groupe de jeunes martyrise une créature près des poubelles de l'immeuble où il réside. Prenant son courage à deux mains (à ce moment là, Ange à deux grammes d'alcool dans le sang), le jeune homme, dont le vrai prénom est Mikaël Hartikainen (nous sommes en Finlande), s'empare du petit corps gisant et découvre à sa grande surprise qu'il s'agit d'un jeune troll. Il emporte ce troll dans son appartement et décide de le garder : il commence à le soigner, à le nourrir (après quelques recherches fructueuses sur Internet), il lui donne un nom (Pessi) puis … il finit par en tomber amoureux. le troll représente alors pour Ange bien plus qu'un animal de compagnie, et ce troll doit être préservé des contacts extérieurs, quitte à devoir se livrer à une partie de cache-cache avec les amis, les collègues et les voisins : il est en effet interdit de garder un animal sauvage chez soi, en pleine ville, d'autant plus qu'il s'agit d'un diable des forêts, d'une créature jugée malfaisante par les Finlandais, d'un prédateur dont la population va en augmentant et en se rapprochant toujours plus des habitations humaines, effrayant ainsi tout l'Est du pays.
Le décor est planté : apparemment, vous avez entre les mains un ouvrage de fantasy littéraire, ancré dans la culture et le folklore Finlandais, doublé de la description d'une relation plutôt singulière entre un homme (Ange) et un troll (Pessi). Et bien, c'est à la fois vrai et faux ! En fait, ce roman est un « curieux objet littéraire » qui s'inscrit dans un projet et qui mélange plusieurs genres.
Pour ce qui concerne le projet, l'auteure (
Johanna Sinisalo) a vraisemblablement souhaité rappeler au lecteur qu'en chaque homme il y a toujours un animal qui sommeille, et qu'en fait d'animal c'est toujours d'un animal amoureux dont il s'agit, d'un animal piloté par la séduction, laquelle gouverne le monde (tout ne serait que phéromones). L'auteure renvoie ainsi le lecteur au mythe d'une époque heureuse où l'homme n'avait pas encore rompu tout lien avec les autres espèces. Elle invite l'être humain à réfléchir à la possibilité d'adopter un comportement qui soit plus en empathie avec les animaux, même avec les animaux sauvages, quitte à prendre le risque que ce « retour » de l'homme urbain à la vraie nature ne produise pas les résultats escomptés (lisez la fin du livre pour vous en convaincre).
Pour ce qui concerne les genres, le lecteur sera abondamment servi. le style est vif, simple et sans détours mais quelques surprises de taille attendent le lecteur.
Les narrateurs changent et se succèdent dans un ordre imprévisible sans que l'on puisse y détecter, soit une volonté réelle de dérouter ou de déboussoler le lecteur, soit l'énoncé nécessaire et en miroir de ce que le sur-moi de notre héros (Ange) est amené à préconiser au fil des épisodes traversés (et oui, qu'arriverait-il à Ange si tout cela se savait ?).
La composition de l'ouvrage est étrange, tant par le fond (connaissez-vous des trolls ?) que par la forme : une succession délirante et folle de paragraphes entrecoupés de textes et de citations, tantôt réelles, tantôt fictives, faisant référence à des romans, des chansons, des articles de presse, des études scientifiques, de toutes origines et de toutes époques, le tout étant présenté sous forme de chapitres plus ou moins courts (certains ne font pas plus de deux lignes) dont le titre reprend à chaque fois le prénom d'un des personnages de l'ouvrage.
Le récit est déconcertant : le lecteur progresse de rebondissements en rebondissements, va de surprises en surprises, au gré d'une intrigue puissante et d'un suspense qui le tiennent jusqu'au bout en haleine. La violence et l'hyperréalisme produisent sur le lecteur un stress et un malaise palpable, le lecteur étant spectateur et complice dans une enquête dont il pressent, à torts ou à raison, une issue tragique.
Le texte est émaillé de touches poétiques ou humoristiques mais tout au long de l'ouvrage le lecteur est plongé dans un univers manichéen, une ambiance « noire » (oui, il y a quand même mort d'homme), pleine d'antagonismes : Ange est blond mais il « navigue » dans les ténèbres (au sens propre comme au sens figuré), les épisodes se succédant tantôt de jour, tantôt de nuit, la forêt s'opposant à la ville, comme la nature (pure et sauvage) s'oppose à la civilisation (impure et artificielle parce que construite).
Et notre héros (Ange) dans tout ça ? Voila bien un être à plusieurs facettes, manipulateur (Ange, en réalité Mikaël, manipule Palomita, la naïve Philippine, Martes, son collègue de travail qui a du mal à assumer sa sexualité d'hétéro, Ecce, son nouvel amant bibliophile et féru de nouvelles technologies, ses ex-amours, Spiderman, le vétérinaire …), calculateur, menteur, pervers, séducteur, homosexuel, pédophile (sa relation avec Pessi en témoigne), zoophile (quelques gouttes du sperme d'Ange se retrouvent sur la fourrure du troll) et complice d'un crime (un des personnages est tué par le troll). Anti-héros (car il a définitivement trop de défauts), Ange a néanmoins conservé un coeur d'enfant et c'est en protecteur de Pessi qu'il se conduit dans ce faux conte pour enfants : Ange cherche un vrai ami, un compagnon qui le change des relations masculines rapides, superficielles, voire mensongères (c'est par son meilleur ami qu' Ange s'est fait déposséder d'un copyright sur les photos qu'il avait faites du troll) et donc assez peu satisfaisantes qu'il entretient avec chacune de ses conquêtes. En quête de virginité, Ange veut se débarrasser des oripeaux d'une civilisation dont il ne partage plus les valeurs.
Pessi, le troll, joue un rôle capital dans cette quête menée par Ange, son protecteur.
Pessi est tout d'abord un petit troll : cette petitesse permet à Ange d'user de son instinct de protection et d'éduquer (tel un professeur particulier) le troll. Elle favorise également le « retour arrière » de notre anti-héros : Ange, comme lorsqu'il était enfant, retrouve les joies d'un contact physique avec sa « peluche », partageant avec elle ses joies, ses peines, ses envies et ses craintes, se plaçant alternativement en position de père et de compagnon de jeu, tantôt rationnel, tantôt naïf vis-à-vis de son protégé.
Pessi est également une bête : en adulte qu'il est, Ange est le maître, le compagnon et l'ami de cet animal. Mais le troll est à la fois bête et homme, et Ange qui est gay voit en Pessi un objet de désirs refoulés qu'il est possible d'assouvir, le passage à l'acte pouvant se faire sans punition de la part de la société (qui ira écouter Pessi se plaindre des déviations comportementales d'Ange?).
Pessi est un mixte de réalité et de fiction (il s'agit d'une fantasy) : le troll représente une réalité dangereuse et un rêve plus ou moins atteignable. Ange ne fuit-il pas l'instabilité que lui procure toutes les intrigues sentimentales après lesquelles il court désespérément ? En recherche permanente d'ancrage, Ange s'aide de Pessi pour envisager et construire une relation affective plus stable et plus consistante. le troll représente une effigie (et un idéal) vénérable et vénéré(e) tout comme il constitue une réalité plausible qui rend l'ancrage possible et dont il est superflu de démontrer l'existence tangible dans la mesure où il est notoire que l'homme découvre encore aujourd'hui et tous les jours des espèces naguère inconnues.
Pessi est un prédateur (relisez le passage où il joue puis tue le hamster) : Ange lui ressemble. Quand il fond sur un mâle c'est pour assouvir ses pulsions, au gré de ses fantaisies et à son rythme, le plus souvent frénétique. Grattez le vernis et sous l'homme c'est bien le prédateur que vous trouvez, la nature reprenant ses droits.
Pessi évolue au milieu des « splendeurs polaires », lointaines (nous sommes à l'Est de la Finlande, à proximité immédiate de la Russie) et vierges : vierge, un état et un statut définitivement perdus par Ange. Ce mal-être produit par cette perte, Ange le vit dans sa chair et ne le tolère que dans la mesure où Pessi se sent attiré par lui et vice-versa : au gré des ambiguïtés et des doutes, cette attirance réciproque constitue le ciment de leur relation « inter-personnelle », aidant Ange à supporter sa singularité et le regret de la perte de sa part d'animalité et d'authenticité.
Au final, Pessi est le symbole de la possibilité mais également de la difficulté de mixer monde sauvage et milieu urbain, normalité et singularités.
Un livre original, gênant, inclassable, à lire sous différents éclairages. Pour lecteurs avertis.