Canardo poursuit son odyssée de l'espèce avec ce 11e album sorti en 2001.
Sokal collabore désormais avec
Pascal Regnauld, qui réalise une partie des dessins depuis le tome 10. Cet album occupe une place spéciale dans la série : pour la première (et dernière) fois,
Sokal introduit un élément de science-fiction, ce qui pour certains pourra être considéré comme un sacrilège dans une série dédiée au polar noir, une facilité de scénariste un peu paresseux.
Il n'en est rien. Ce chemin de traverse n'atteint heureusement pas le niveau inconsidéré de la dernière folie d'
Uderzo et de son pire album (Le ciel lui tombe sur la tête), et reste dans le domaine de l'acceptable. Il s'agit ici d'une SF douce, qui s'apparente plus à une sorte de conte, où il est question d'un super-pouvoir attribué par un petit boitier électronique permettant de se déplacer dans le temps.
De fait, pas de robots ni de clones directement extraits de l'univers des comics et des mangas, venus nous interpréter un ridicule Space Opera, mais plutôt une aventure rappelant le Voyage de
Simon Morley de
Jack Finney ou
le Jeune Homme, la Mort et le Temps de
Richard Matheson, où la technologie est quasi inexistante, et dans lesquels le pouvoir magique de voyager dans le temps pourrait n'être qu'un trompe-l'oeil résultant de l'autohypnose et de l'autosuggestion.
Canardo est missionné par un couple, les Reverchon-Molard, pour retrouver la fortune personnelle d'Eugène Molard, un héros de la Résistance sur le point de décéder avant de révéler son secret : l'endroit de la cachette d'un stock de lingots d'or supposé avoir été dérobé aux nazis. Dans le même temps, Canardo est contacté par un inventeur, une sorte de Géo Trouvetou, qui souhaite lui faire tester, avant sa mise sur le marché, un appareil destiné à voyager dans le temps, car des bugs résiduels sont toujours possibles. L'inventeur laisse en dépôt le boîtier à voyager dans le temps pour qu'un test en vraie grandeur soit réalisé sur une enquête. Canardo, sceptique, ne promet rien, mais va néanmoins utiliser l'appareil pour mener à bien la mission confiée par les Reverchon-Molard.
La faiblesse scénaristique présumée de l'utilisation du voyage dans le temps pour résoudre une enquête est bien vite oubliée, au profit de l'efficacité indéniable d'un scénario malin, nerveux, dont les séquences ont été soigneusement découpées et agencées pour faire avancer l'action tout en ménageant un certain suspense.
Canardo navigue entre différentes époques (juin 1944, septembre 1944, juillet 1965, 1975, etc.), aux dates clés correspondant à des événements familiaux où des protagonistes de trois générations apparaissent à des âges différents, sans que le lecteur ne se perde en route. L'histoire se complique un peu quand l'inventeur tente de retrouver Canardo et le croise également au cours des péripéties de l'enquête pour tenter de le ramener à son époque. In fine, Canardo va (peut-être) infléchir le cours des événements en incitant Eugène à révéler son secret, cependant Eugène ne parviendra pas à le faire complètement. Canardo n'influence donc aucunement le passé, qui se déroule fidèlement aux souvenirs des personnages, et cette histoire peu commune fait l'économie des paradoxes temporels et des réalités multiples qui auraient alourdi le récit.
On pourra regretter l'absence de paradoxe ou de modification du passé, mais cela reste dans l'esprit d'une « soft SF » voulue par l'auteur. Canardo n'est finalement que le spectateur attentif des événements qu'il voit se produire sans réellement pouvoir intervenir. Ses observations le conduisent néanmoins à la découverte de la vérité et à la réussite de son enquête. Ce dernier point est fondamental : en tant qu'enquêteur, Canardo n'est jamais pris en défaut.
Cependant, par son astuce scénaristique, cette histoire s'écarte des aventures classiques de notre détective palmipède. Dès lors, en quoi cet album reste-t-il dans la veine des autres Canardo plus classiques ? Par le côté trash des personnages et le cynisme des dialogues, bien évidemment, on n'en attend pas moins de
Sokal.
Sokal démarre fort dès la première page, dans la chambre du mourant. Dès la première image, la scène est à la limite du supportable (
Sokal prend même un risque, selon moi, il flirte avec les frontières de la bienséance), avec un travelling arrière bien pensé qui nous fait comprendre la provenance des onomatopées (« ploc, ploc »), la fonction de la bassine sous le lit, et s'achève sur les doigts curateurs du gamin qui se prend une gifle méritée comme pour faire diversion à l'horreur.
Sokal dénonce l'hypocrisie ambiante de ce monde, lorsqu'il brosse les portraits de ses peu reluisants personnages : un couple endeuillé et désespéré pleurant à chaudes larmes, mais seulement par peur de voir l'héritage lui passer sous le nez ; des enfants totalement niais et abrutis aux jeux vidéo, indifférents au monde qui les entoure et à la mort de leur papy ; un collabo trahissant son beau-frère en le dénonçant à la Gestapo par lâcheté ; le même collabo faisant ensuite main basse sur le trésor de guerre qui lui a été légué ; un politique se gargarisant de phrases creuses, toujours prêt à instrumentaliser un soi-disant héros de la résistance, mais se moquant de connaître la réalité du personnage. Tous ces ingrédients du récit forment le fameux « misérable petit tas de secret » évoqué par le titre.
On appréciera comme de coutume le style de phrasé si particulier, pour ne pas dire amphigourique, qu'utilise
Sokal pour se moquer de ses personnages. Notons par exemple le discours du maire lors de l'enterrement d'Eugène Molard : « Mes amis, en ce jour solennel, c'est un héros glorieux que nous accompagnons à sa dernière demeure... Un de ceux qui, bravant la bête immonde, ont su rester debout dans la tourmente de l'histoire tel l'immuable statue du commandeur dans le brouillard du doute… Entre donc dans l'éternité glorieuse Eugène Molard ! …Et tandis que, les yeux baignés des larmes de la gratitude, les générations futures saluent une dernière fois ta dépouille… Tu franchis déjà les portes de la légende ! … » (pages 25 et 26, je vous fais grâce de la suite car le texte se poursuit encore, on n'avait pas vu ça depuis le discours de
Malraux faisant l'éloge de
Jean Moulin entrant au Panthéon).
D'autres répliques font apparaître l'humour caustique habituel de la série : « – On ne va pas aller déballer ça au premier venu… – Pour eux [les détectives], les histoires de pognon des gens, tu sais… c'est un peu comme les maladies honteuses pour les médecins… » (page 4) ; « – le détective a découvert que sa femme le trompait avec un professeur de tennis… – Faut pas être très malin pour découvrir une chose pareille : les professeurs de tennis sont faits pour ça… » (page 6) ; « Tu m'excuseras, mon coeur : cet après-midi, j'ai Résistance » (page 22).
Or notera pour finir que le tome 11 – en tout cas dans sa version originale de 2001 – est accompagné d'une double-page tirée à part intitulée « Canardo et les femmes », qui présente les dessins d'étude des principales héroïnes de la série et leurs réparties les plus marquantes.
Nul doute que cet album de Canardo, malgré son incursion sur le territoire de la science-fiction, plaira aux amateurs du genre !