Je suis de ceux qui pensent que l'oeuvre de
Karl Marx n'a pas de signification si le monde ne change pas. (Attention, détour personnel, destination inconnue, accrochez-vous au bastingage, nous arriverons en vue de la critique du livre dans quelques minutes).
Il a annoncé la prochaine révolution sociale : le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat, prélude à l'avènement d'une société sans antagonisme de classe : le communisme.
Dans le buisson devint cendre,
Manès Sperber décrit les conséquences de l'échec de cette révolution en Allemagne, direction vers laquelle le regard de tous les révolutionnaires convergeait. Les premières tentatives de cette révolution en Allemagne, en 1921-1923, c'est ce buisson qui s'est enflammé, éclairant quelques temps cette perspective du changement du monde annoncé par Marx et auguré en Russie, et qui a été éteint par le fascisme et par le stalinisme... pour finir en cendre.
J'ai toujours pensé que l'échec de cette révolution en Allemagne a été l'événement le plus dramatique de l'histoire contemporaine.
Et pas seulement à cause des 40 millions de morts de la Seconde Guerre Mondiale – ce qui suffirait en soi – mais parce que les militants de la révolution annoncée par Marx, qui étaient remplis d'espoir, avec les Neue Zeit et l'âge d'or au bout du chemin, ont connu la plus terrible désillusion,
Plus profond que l'abîme, oui, comme le titre du deuxième livre de cette trilogie. Cet espoir, puis cette désillusion, j'ai parfois cherché à me l'imaginer, à me la représenter mentalement. de manière, sans doute, à éprouver ce sentiment une fois, mais alors une fois seulement !. Comme un exorcisme, peut-être. En tous cas, pour ce qui est de la désillusion, cette trilogie de
Manès Sperber la fait ressentir avec un très grand talent, une terrible lucidité.
Avec ces trois romans, l'auteur couvre la période allant de 1931 à 1944-45, des prémisses de l'accession au pouvoir du nazisme en Allemagne, à sa chute à
la fin de la seconde guerre mondiale. Les romans se situent dans cet épisode sombre du nazisme qui a prospéré sur la crise économique de 1929, particulièrement en Allemagne, saignant l'Europe (particulièrement la Pologne, la population juive et l'armée rouge). Il évoque également le fascisme en Italie, en Croatie et ailleurs, ou le franquisme en Espagne.
Alors, certes,
Manès Sperber n'explique pas, il décrit seulement, en romancier, à travers des personnages pris dans des conflits et des contradictions, aux actes contrariés et aux pensées perturbées, corrompues parfois. Il se dessine ainsi, au fil des pages, une étude psychologique comparative des protagonistes, aux prises avec un cauchemar effroyable, le miroir sombre de l'humanité.
Il y a de nombreux aspects intéressants, notamment parce qu'il nous aide à comprendre les mécanismes de l'emprise morbide du stalinisme (sur l'URSS, sur les partis communistes, il y a d'autres livres, mais ici, plus spécifiquement – et plus dramatiquement encore – sur les militants), emprise qui a sévèrement contrarié toute nouvelle possibilité révolutionnaire après celle de 1917 en Russie.
Il y a une grande densité humaine tout au long du roman, mais ce qu'il y a de remarquable, je le répète, c'est la grande lucidité du propos.
Un petit mot sur cette édition 2008 chez
Odile Jacob, qui regroupe l'ensemble de la trilogie romanesque, à partir du texte en allemand remanié par l'auteur en 1976 :
Et le buisson devint cendres ;
Plus profond que l'abîme ; et
La baie perdue. Par rapport aux premières éditions des trois livres pris séparément, l'auteur a pas mal retouché son texte, retirant des lourdeurs, des passages peu utiles, mais il a aussi ajouté certaines phrases qui affinent le style ou qui ajustent son propos, modifié certains mots pour plus de précision (ou alors c'est la traduction en français qui est de meilleur qualité). Bref, cette édition est bien meilleure à mon avis que toutes les précédentes.
Alors, c'est sombre, pas marrant du tout, politiquement, c'est « der schrecklicher traum » (le cauchemar), mais voilà, il faut le sortir de l'oubli, car c'est sans doute un des meilleurs livres sur cette période (avec les livres de Erich M. Remarque,
Anna Seghers, Ernst Gläser...). Et puis, aujourd'hui, le risque que le fascisme ressurgisse n'est pas nul, alors autant s'armer (moralement pour l'instant), et autant lire dans les romans plutôt que dans les journaux de ce qu'il advient quand la bête immonde triomphe. Mais (j'emprunte ici une formule à une illustre contributrice de ce site) ce n'est que mon avis, donc, finalement, pas grand chose.
n. b. 1 : Pour plus de précisions, j'ai aussi fait une critique de chacun des livres pris séparément, cependant, à qui veut les lire, je conseille quand même la présente édition, compilation très réussie de la trilogie.
n. b. 2 : Je dis pas marrant du tout, mais c'est pas vrai : il y a un passage très drôle dans le livre Troisième (
La baie perdue), qui dure trois ou quatre pages, un comique de situation. Waouh ! Ça fait du bien !