STATION ELEVEN, page 353, Elizabeth et Clark, coincés dans un aéroport, alors qu'une nouvelle pandémie mondiale de grippe porcine vient de décimer en un très court espace de temps, 99% de la population mondiale :
«Ça ne tient pas debout, insista Elizabeth. Sommes-nous censés croire que la civilisation a pris fin d'un seul coup ?
-Ma foi, avança Clark, elle a toujours été un peu fragile, vous ne trouvez pas ? »
«Je ne sais pas, murmura Elizabeth d'une voix lente en observant le tarmac. J'ai suivi des cours d'histoire de l'art (…) l'histoire de l'art est indissociable de l'histoire tout court : on voit que les catastrophes se sont succédé, qu'il y a eu des évènements terribles, des moments où les humains ont dû imaginer que c'était la fin du monde. Mais tous ces moments-là ont été transitoires. Ils passent toujours.»
Clark garda le silence. Il ne pensait pas que celui-ci passerait.
Elizabeth se mit à lui parler d'un livre qu'elle avait lu des années auparavant (…) c'était une histoire de vampirisme (…) on s'apercevait que ce n'était pas la civilisation tout entière qui avait disparu, mais seulement l'Amérique du Nord qui avait été placée en quarantaine pour empêcher le vampirisme de se propager.
« Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une quarantaine, objecta Clark. Je pense qu'il ne reste vraiment rien dans le monde extérieur – du moins, rien de bon.» (…)
Mais Elizabeth demeure inébranlable dans ses convictions. Rien n'arrive sans raison, dit-elle. Ce moment passera. Tout passe.»
Outre le fait que cet extrait constitue de mon point de vue un échantillon très représentatif de la tonalité générale et de la qualité des échanges entre les personnages de ce livre, mes sentiments et mes impressions personnelles à propos de
STATION ELEVEN y sont d'autre part merveilleusement condensés : «ça ne tient pas debout», «c'est fragile», «pas grand-chose de bon», «tout passe» (ça se lit assez vite).
A la limite, j'aurais pu arrêter ici ce billet, qui, autrement, je le crains (et je préfère vous le prévenir d'entrée de jeu, comme ça, au cas où, vous pouvez passer tout de suite à autre chose…), sera assez impitoyable - complètement à contre-courant aussi des avis très majoritairement enthousiastes dont font l'objet ce récit apocalyptique, finaliste du National Book Award l'année de sa parution, ainsi que la plume de cette jeune auteure canadienne, présentée par la critique en général, aussi bien Outre-Atlantique qu'en France, comme l'une des plus prometteuses de sa génération.
Au risque donc de passer pour l'insensible de service, celui en tout cas qui n'aura rien compris, il m'incomberait néanmoins d'essayer de développer un peu plus en profondeur mes réels motifs d'une telle déception, si tant est qu'il soit vrai, comme vient de conclure avec brio Elizabeth, que «rien n'arrive sans raison»…
Ainsi, entre manquements objectifs d'un récit dystopique, ou bien égarements subjectifs d'un lecteur dysphorique, je laisserai à vous le choix de décider...
Premier manquement de taille de mon point de vue: la toile de fond proposée par l'auteure. Imaginez : vous prenez des places à l'Elgin Theater de Toronto pour aller voir
le Roi Lear, joué par un très célèbre acteur de cinéma hollywoodien. Non seulement il vous arrive le désagrément de devoir quitter la séance avant la fin de l'acte IV, suite à l'effondrement sur scène dudit acteur, terrassé par un infarctus, mais, surtout, surtout ! quelle mauvaise idée d'être allé au théâtre ce soir-là !, figurez-vous qu'entre le début du spectacle et votre départ intempestif de la salle, une pandémie dévastatrice provoquée par un nouveau virus de type SRAS s'était manifestée et avait déjà occasionné la mort de centaines de personnes à Toronto. Vous apprenez en somme que tout va basculer d'un moment à l'autre dans l'horreur la plus totale. Les gens commenceront à fuir à tout prix la ville. Dans les heures et les jours qui suivront, d'immenses embouteillages se formeront sur toutes les routes du Canada et des Etats-Unis– longues processions de voitures bloquées à tout jamais sur des milliers de kilomètres, si bien que, quelques temps après la catastrophe, les rares survivants immunisés contre le virus découvriront, entre autres choses, terrifiés, un grand nombre de squelettes toujours assis à leur volant (sic!) dans leurs voitures – Mais enfin, pour aller où exactement ? Les chaînes d'information débitant l'horreur en boucle, l'on sait pertinemment que tout le territoire de l'Amérique du Nord (ainsi que le reste du monde) est concerné. Puis, pour quelle raison exactement ? Pourquoi un virus aussi contagieux et mortel n'inciterait pas plutôt à vouloir se terrer chez soi ? Bref, quoiqu'il en soit, et sans qu'aucune précision vienne éclaircir celles-ci, comme d'ailleurs toute autre question préalable qu'un lecteur un peu cartésien, pratiquant à minima la méthode paranoïaque-critique prônée par
Salvador Dali, aurait pu spontanément se poser, une semaine après, de toute façon, c'est cuit, c'est plié, la chute de l'Empire est consommée et la boucle est bouclée. Une nouvelle ère des ténèbres et de barbarie vient de s'ouvrir en grande fanfare : plus d'électricité, plus de transports, plus d'autorité d'Etat, plus nada de nada, on se débrouille, on erre sur les routes, dans le meilleur des cas on se retrouve dans de petites colonies de quelques dizaines d'individus squattant les locaux abandonnées et vides d'un MacDo ou d'un Walmart dévastés, on se défend comme on peut du pillage des quelques affaires qu'on avait réussi à se trimballer, on se tire dessus… Parce que les armes, les fusils (y compris ceux de Tchekov, ai-je envie de rajouter, nombreux aussi !), dans cette histoire, il en restera pas mal, des munitions également, (il en restera même encore à l'an 20 après catastrophe, pour vous dire l'incroyable immensité des réserves existantes à ce niveau aux Etats-Unis!). Toutes ces questions donc, et encore plein d'autres, m'ont terriblement tracassé - c'est idiot, direz-vous, l'essentiel n'est pas là , à perdre son temps et son intérêt de lecteur à se demander, par exemple, pourquoi diable sur le 1% de la population restante d'après l'auteure (sur quelques 300 millions d'américains, si mes calculs sont corrects, cela aurait fait environ 3 millions d'individus), personne n'aurait été fichu de faire fonctionner une centrale électrique, voire même pas quelques panneaux solaires par-ci par-là…
Vous devez vous en rendre compte à ce stade (si vous êtes toujours là…) du souci important d'adhésion auquel je me suis ainsi confronté, et qui n'a cessé de croître au fur et à mesure de ma lecture, aboutissant, malgré ma bonne volonté au départ, à une rupture définitive de tout «pacte fictionnel» possible avec l'auteure . Quand je lis de la fiction, si l'auteur me dit : « Et la lumière fut», ma nature bon public me conduira à le prendre, en attendant, pour de l'argent comptant, et à m'abandonner à la suite de l'histoire. Un autre récit du même genre, «
La Route», de
Cormac McCarthy, d'un tour d'ellipse à quasiment 360° faisant l'impasse sur les causes directes ayant déclenché la fin de notre civilisation, m'a embarqué sans aucun problème dans la magnifique suite développée à partir de là. Si, par contre, comme ce fut le cas ici, on se met d'entrée de jeu à vous donner profusion de détails à propos des phénomènes complexes à l'origine de la luminescence, mon potentiel ludique de feintise risque de s'étioler face à d'éventuelles incohérences internes à l'exposé, finissant par céder place à un satané «cogito» dont, dès lors, je ne pourrai plus me départir facilement…Je n'y peux rien, dans
STATION ELEVEN, j'ai été extrêmement gêné dans mon plaisir de lecteur par un nombre à mon sens incalculable de boulettes concernant le cadre du récit, dont je ne vous ai cité que quelques exemples…
Dans un cas pareil, de quoi pourrait disposer un auteur comme possibilité de sauver les meubles de sa fiction aux yeux déjà désenchantés d'un lecteur comme moi? Des personnages incarnés, originaux, marquants. Une plume, un style, des propos faisant réfléchir, ou alors juste déployés en toute simplicité et sonnant «vrai», ou bien juste beaux, touchants dans et par leur poésie propre, intrinsèque...
Hélas, je n'ai rien trouvé de tout cela non plus dans ce livre. Les personnages y manquent cruellement de profondeur, se résument à quelques aspects superficiels liés aux besoins de l'intrigue : Arthur, un acteur de cinéma harcelé par ses ex-épouses et par la presse people, Clark, son meilleur ami, dont on ne saura en fin de compte pas grand-chose, Miranda une des ex-épouses, auteure d'une bande dessinée donnant son titre à l'ouvrage, «
Station Eleven», sur laquelle elle travaille obsessionnellement depuis de très longues années et qu'elle hésite au fond à publier ( pourquoi tout ça, au fait ?), très épanouie néanmoins dans son job de cadre dans une multinationale, enfin, last but not least, tous les acteurs et musiciens, Kirsten, Dieter, August et une ribambelle d'autres personnages parmi les membres de la Symphonie, une troupe d'acteurs et de musiciens sillonnant les routes parmi les décombres de la civilisation, afin de jouer (oh !) du
Shakespeare et du Beethoven sans aucune autre contrepartie, juste pour l'amour de l'Art, au risque de leur vie. Pourquoi du
Shakespeare ? On nous en dit pas grande chose non plus, d'après la cheffe de la troupe, ce serait parce que le public aurait en fin de compte préféré ainsi (bien-sûr, voyons, n'importe qui sait parfaitement qu'aucun épisode de America's Got Talent ne serait en mesure, de nos jours, de battre à l'audiomètre américain une retransmission exceptionnelle du Songe d'une Nuit d'Eté en direct du Royal Shakespeare Theater!!)
Que reste-il au bout du compte? Rien que quelques ficelles tirées, il faut bien le reconnaître, de façon assez astucieuse dans la construction d'une intrigue entre l'avant et l'après apocalypse. Pas suffisantes, en tout cas et en ce qui me concerne, pour faire un bon livre, censé en plus, selon son aguicheuse quatrième de couverture, constituer «une élégie sur la condition humaine».
STATION ELEVEN m'a plutôt fait penser à un puzzle juvénile où la découpe des pièces et leur agencement aurait largement primé sur l'image qu'il en résulterait, une fois les pièces assemblées : comme bâclée, tirée à gros traits, immature et sans intérêt, vite oubliée.