Nous sommes peu nombreux, nos regards sont brillants. C’est la première des réunions nocturnes qui causeront notre perte, réunions secrètes dont il ne sera plus jamais question, ni ici, ni ailleurs, où tente de s’organiser, non par l’offensive mais par l’inertie, une forme de résistance à ce qui approche et ne manquera pas de nous engloutir. Elle est mon amie et c’est elle qui ce soir prend la parole, une lune très ronde entre, claire, par le soupirail, j’entends la voix de mon amie : des jours plus durs sont à venir. Il ne s’agira pas d’une lutte ouverte, mais souterraine, d’une contagion espérée. Nos souvenirs seront nos armes. revoyez à présent toute chose saillante, toute chose tranchante, qui inexplicablement aura marqué votre mémoire, parce que plus intense, ou parce qu’elle recelait une part de vérité qui ne vous a pas encore été révélée. Fermez les yeux, plongez au plus profond. Le jour viendra où nous serons dépourvus, séparés, désolés, où nous n’aurons plus rien que cette manne, ce qui nous constitue, où nous puisons ce soir la force de nous réunir, où nous trouverons, alors, celle de ne pas sombrer.
La jeune fille interdite de parole, la bouche scellée de la jeune fille : « Elle a cueilli les lys et par sa faute ses frères sont transformés en corbeaux. Mais si elle reste sept ans sans parler ni sourire, le sort sera rompu. Elle peut accepter ou refuser. Si elle accepte et dit un seul mot avant la fin des sept années, au moment précis où ce mot franchira ses lèvres, ses sept frères, set corbeaux, mourront. » Elle se tait et personne ne meurt, ses frères retrouvent forme humaine elle a accepté, sept années durant, toutes les calomnies, tous les mensonges sans se défendre elle s’est abstraite elle s’est oubliée elle a endormi toute sa violence, son exaspération, l’insouciance coquette de celle qui cueille des lys, elle a appris l’humilité, les héroïnes des contes apprennent toujours l’humilité l’humiliation le silence de soi le sommeil.
Seulement, un jour, cela prend fin.
Au commencement, elle avait choisi de traduire pour cesser d’avoir peur. Ces mots ne seraient pas les siens, ces images ne seraient pas de celles qui la hantaient. Cette stratégie n’avait pas eu l’effet escompté : stériliser son imagination, cautériser l’angoisse, à la source. Même après des journées de travail abrutissant, passées devant l’ordinateur, d’une langue à l’autre, et en retour, les images persistaient, résistantes à toute fatigue, porteuses d’une infinité de possibilités. Le monde possible, non le monde réel. Non pas son monde.
Elle pensait depuis longtemps à arrêter de travailler. Se retirer loin de ce monde, se soustraire à la parole des hommes. Complètement ailleurs.
Je l'aimerais comme on déteste ceux avec qui on a trop longtemps vécu.
VLEEL Acte II Rencontre littéraire avec 6 éditeurs qui présentent leur rentrée littéraire 2022