Le hasard a voulu que j'entame la lecture de “Debout sur le Terre” au moment où des élections législatives se tenaient en Iran (début mars 2024). Je thésaurisais ce roman depuis que mon regard avait été happé par sa couverture kaléidoscopique quelques mois plus tôt.
Nahal Tajadod nous plonge dans deux périodes de turbulences qui ont secoué l'Iran en l'espace d'un demi-siècle, dans les années 1926-1935 et 1976-1980.
La première est marquée par la rupture brutale d'avec le monde tribal et rural pour embrasser à marche forcée la modernité. L'expérience libérale tourna court à cause de multiples facteurs dont le creusement des inégalités et de la pauvreté (cf. les difficultés de subsistance et donc existentielles de Massoud l'électricien, voir le passage ci-dessous *). Une coalition hétéroclite (voir passage ci-dessous **) de contestataires et insatisfaits du régime depuis les masses religieuses guidées par l'ayatollah Khomeiny en exil en Irak jusqu'aux communistes, laïcs et élites cultivées (Ensiyeh, Fereydoun) et englobant toutes les tranches d'âge depuis les jeunes qui étudiaient à Paris mais de retour pour des vacances à Téhéran jusqu'aux vieux nostalgiques précipita la fin du régime sans que les conséquences de celle-ci soient bien mesurées, à l'exception des religieux qui semblaient nourrir un clair dessein (voir passage ci-dessous ***).
Outre l'immersion dans ces époques, la fresque de
Nahal Tajadod constitue un enseignement pour l'époque actuelle qui n'est pas moins tourmentée dans nos contrées.
Nahal Tajadod montre comment un diffus mouvement populaire peut soudainement créer un tsunami politique, social, économique et culturel laissant libre court aux sentiments les plus vils comme la basse vengeance et les délations. On pourrait considérer aujourd'hui que le double ressort d'un autre “diffus mouvement populaire” tout autant disruptif tient en une combinaison de l'instrumentalisation des réseaux sociaux (les bulles cognitives) et des inquiétudes de la population face à un monde de moins en moins prévisible. J'y vois un message avant les élections qui concernent en 2024 la moitié de la population mondiale, à l'exception - et il y a quelque chose d'ironique ici - de l'Iran. Les élections législatives qualifiées de “ni libres, ni équitables” de ce début mars se sont caractérisées par une abstention record depuis 1979 (41% des Iraniens en âge de voter s'étant déplacés), par le boycott des réformateurs protestant contre la disqualification de nombre d'entre eux et par un renforcement des franges conservatrices et ultraconservatrices, malgré les protestations qui se sont ravivées depuis la mort de Mahsa Amani (Prix Sakharov 2023 à titre posthume) et l'octroi du Nobel de la Paix à
Narges Mohammadi (incarcérée à la prison de Téhéran - évoquée dans le livre - pour sa lutte courageuse pour la liberté et les droits humains durant trois décennies).
*”Mais [Massoud] ne désespérait pas, il se répétait : “si Dieu par sa sagesse ferme une porte, il en ouvrira, par sa générosité, une autre.” En attendant l'ouverture de la seconde porte, il observait, le coeur serré, le crayon d'écolière de sa soeur, qui se réduisait chaque jour, qu'il faudrait bientôt remplacer. (...) Il ne pouvait pas davantage fréquenter les hommes qui rencontraient dans le cabaret, ces moustachus corpulents qui vidaient verre après verre les bouteilles de vodka et qui glissaient, une fois la danse de Lobat achevée, un billet de cent toman dans la fente qui palpitait entre ses seins inondés de sueur. Un billet de cent toman, l'équivalent de cinq cent crayons pour sa soeur, enfoui dans les seins d'une danseuse !” (pp.146-147)
** "Enveloppées dans leurs tchadors noirs, un haut-parleur à la main, elles criaient au même rythme : « Indépendance, liberté, République islamique !" Derrière elles, des milliers de femmes répétaient machinalement ces mots, sans même avoir lu un seul des ouvrages de l'ayatollah Khomeyni, le "Guide de la révolution". Privées de parole, les laïques, les communistes et les modjahedins, brandissant qui l'effigie de Mossadegh, qui le portrait de Golsorkhi, qui les photos des frères Rezayi, constataient déjà que le mouvement de protestation leur avait définitivement échappé." (pp.382-383)
*** "Un an auparavant, ces femmes étaient encore des épouses comblées, elles passaient leurs vendredis après-midi à exhiber leurs main ms manucurées, lors d'interminables parties de cartes. Ces mains, qui tiennent aujourd'hui les anses de paniers en matière plastique, ne sont plus ornées d'aucun vernis. Comment pourraient-elles encore curer, brosser, polir, limer et vernir les ongles de leurs mains alors que celles de leurs époux sont ligotées ?" (p.403)