Monsieur Monsieur
Monsieur, pardonnez-moi
de vous importuner :
quel bizarre chapeau
vous avez sur la tête !
— Monsieur vous vous trompez
car je n'ai pas de tête
comment voulez-vous donc
que je porte un chapeau !
— Et quel est cet habit
dont vous êtes vêtu ?
— Monsieur je le regrette
mais je n'ai plus de corps
et n'ayant plus de corps
je ne mets plus d'habit.
— Pourtant lorsque je parle
Monsieur vous répondez
et cela m'encourage
à vous interroger :
Monsieur quels sont ces gens
que je vois rassemblés
et qui semblent attendre
avant de s'avancer ?
— Monsieur ce sont des arbres
dans une plaine immense,
ils ne peuvent bouger
car ils sont attachés.
— Monsieur Monsieur Monsieur
Au-dessus de nos têtes
quels sont ces yeux nombreux
qui dans la nuit regardent ?
— Monsieur ce sont des astres
ils tournent sur eux-mêmes
et ne regardent rien.
— Monsieur quels sont ces cris
quelque part on dirait
on dirait que l'on rit
on dirait que l'on pleure
on dirait que l'on souffre ?
— Monsieur ce sont les dents
les dents de l'océan
qui mordent les rochers
sans avoir soif ni faim
et sans férocité.
— Monsieur quels sont ces actes
ces mouvements de feux
ces déplacements d'air
ces déplacements d'astres
roulements de tambour
roulements de tonnerre
on dirait des armées
qui partent pour la guerre
sans avoir d'ennemi ?
— Monsieur c'est la matière
qui s'enfante elle-même
et se fait des enfants
pour se faire la guerre.
— Monsieur soudain ceci
soudain ceci m'étonne
il n'y a plus personne
pourtant moi je vous parle
et vous m'entendez
puisque vous répondez !
— Monsieur ce sont les choses
qui ne voient ni entendent
mais qui voudraient entendre
et qui voudraient parler.
— Monsieur à travers tout
quelles sont ces images
tantôt en liberté
et tantôt enfermées
cette énorme pensée
où des figures passent
où brillent des couleurs ?
—Monsieur c'était l'espace
et l'espace
se meurt.
1951
IV - LES DIFFICULTÉS ESSENTIELLES
Monsieur met ses chaussettes
Monsieur les lui retire,
Monsieur met sa culotte
Monsieur la lui déchire,
Monsieur met sa chemise
Monsieur met ses bretelles
Monsieur met son veston
Monsieur met ses chaussures :
au fur et à mesure
Monsieur les fait valser.
Quand Monsieur se promène
Monsieur reste au logis
quand Monsieur est ici
Monsieur n’est jamais là
quand Monsieur fait l’amour
Monsieur fait pénitence
s’il prononce un discours
il garde le silence,
s’il part pour la forêt
c’est qu’il s’installe en ville,
lorsqu’il reste tranquille
c’est qu’il est inquiet
il dort quand il s’éveille
il pleure quand il rit
au lever du soleil
voici venir la nuit ;
Vrai ! c’est vertigineux
de le voir coup sur coup
tantôt seul tantôt deux
levé couché levé
debout assis debout !
Il ôte son chapeau
il remet son chapeau
chapeau pas de chapeau
pas de chapeau chapeau
et jamais de repos.
p.21-22
Les maison y sont là
les deux pieds sous la porte
tu les vois les maisons?
Les pavé y sont là
les souliers de la pluie
y sont noirs mais y brillent.
Tout le monde il est là
le marchand le passant
le parent le zenfant
le méchant le zagent.
Les auto fait vou-hou
le métro fait rraou
et le nuage, y passe
et le soleil, y dort.
Tout le monde il est là
comme les autres jours
mais c'est un autre jour
c'est une autre lumière :
aujourd'hui c'est hier.
II
VOYAGE AVEC MONSIEUR MONSIEUR
Avec Monsieur Monsieur
je m'en vais en voyage.
Bien qu'ils n'existent pas
je porte leurs bagages.
Je suis seul et ils sont deux.
Lorsque le train démarre
je vois sur leur visage
la satisfaction
de rester immobiles
quand tout fuit autour d'eux.
Comme ils sont face à face
chacun a ses raisons.
L'un dit : les choses viennent
et l'autre : elles s'en vont;
quand le train les dépasse
est-ce que les maisons
subsistent ou s'effacent ?
moi je dis qu'après nous
ne reste rien du tout.
― Voyez comme vous êtes !
lui répond le premier,
pour vous rien ne s'arrête
moi je vois l'horizon
de champs et de villages
longuement persister.
Nous sommes le passage
nous sommes la fumée ...
C'est ainsi qu'ils devisent
et la discussion
devient si difficile
qu'ils perdent la raison.
Alors le train s'arrête
avec le paysage
alors tout se confond.
p.17-18
V
LE TOMBEAU DE MONSIEUR MONSIEUR
Dans un silence épais
Monsieur et Monsieur parlent
c'est comme si Personne
avec Rien dialoguait.
L'un dit : Quand vient la mort
pour chacun d'entre nous
c'est comme si personne
n'avait jamais été.
Aussitôt disparu
qui vous dit que je fus ?
― Monsieur, répond Monsieur,
plus loin que vous j'irai :
aujourd'hui ou jamais
je ne sais si j'étais.
Le temps marche si vite
qu'au moment où je parle
(indicatif-présent)
je ne suis déjà plus
ce que j'étais avant.
Si je parle au passé
ce n'est pas même assez
il faudrait je le sens
l'indicatif-néant.
― C'est vrai, reprend Monsieur,
sur ce mode inconnu
je conterai ma vie
notre vie à tous deux :
A nous les souvenirs !
Nous ne sommes pas nés
nous n'avons pas grandi
nous n'avons pas rêvé
nous n'avons pas dormi
nous n'avons pas mangé
nous n'avons pas aimé.
Nous ne sommes personne
et rien n'est arrivé.
p.23-24
Rencontres avec Jean Tardieu par Christian Cottet-Emard juillet 1988 et juin 1991
(LE BLOG LITTÉRAIRE de Christian Cottet-Emard)