Le guépard est un de ces livres que je pourrais relire et relire. C'est qu'on y retrouve des thèmes assez universels : la question de l'identité (individuelle ou collective), les bouleversements économiques et sociaux, le temps qui passe, la mort qui rôde, etc. Et y a-t-il meilleur moment ou endroit pour le constater qu'en Sicile au milieu du XIXe siècle ? Sur cette ile écrasée par la chaleur estivale, la vieille aristocratie voit d'un mauvais oeil le débarquement des troupes de Garibaldi, tentant par la force de rattacher le pays au royaume d'Italie.
Il est intéressant de noter que l'auteur,
Giuseppe Tomasi di Lampedusa, s'est inspiré de sa propre famille. En particulier, son aïeul Giulio Fabrizio Tomasi di Lampedusa, dont l'emblème était un lion. (Après tout, on ne peut trop voler à
L Histoire.) Aussi, sa reconstitution minutieuse de la Sicile de l'époque est réussie. Évidemment, il faut aimer le genre historique pour apprécier pleinement. Heureusement, c'est mon cas.
La famille Salina semble d'abord s'en émouvoir mais l'on se rend vite compte que, pour eux, Bourbon de Naples ou Savoie de Turin, c'est du pariel au même. le prince Fabrizio dit lui-même que les Siciliens sont paresseux. Mais il a tort, son neveu Tancrède le voit bien, c'est pourquoi il rejoint les révolutionnaires. Un vent de changement souffle, la bourgeoisie monte et la vieille aristocratie n'a qu'à bien se tenir. D'ailleurs, le jeune homme s'éprend de la jolie Angelica, fille d'un roturier qui s'est enrichi. Les moeurs doivent changer…
Par moment, je trouvais la lecture du Guépard un peu lourde. le dépaysement passé, il me semblait que je ne faisais que suivre la famille dans ses déplacements, dans ses activités apparemment sans importance. Les courses de Tancrède et de sa fiancée Angelica dans les recoins du palais, le père Pirrone qui retourne dans son village natal... Bof ! Mais j'ai continué. Et heureusement ! En effet, plus on avance dans l'histoire, plus on se rend compte que tous ces éléments permettent de comprendre les changements qui s'opèrent.
Les échanges entre le prince Fabrizio et différents interlocuteurs (son confesseur le père Pirrone, son neveu Tancrède, le chasseur Ciccio Tumeo, l'envoyé Aimone Chevalley, etc.) mettent en relief les bouleversements politiques et sociaux qui affectent la Sicile. Pour la première fois depuis… trop longtemps, l'ancien monde vit ses dernières heures de gloire, il agonise. Des nouvelles classes sociales tentent de bouleverser l'ordre établi et l'analyse qui en est faite est très intéressante. Et pas seulement pour les sociologues.
Pour tout dire, je trouvais des accents poétiques à cette prise de conscience du prince Fabrizio. « Nous fûmes les guépards, les lions ; ceux qui nous remplacerons seront les chacals et les hyènes. » Il n'est pas optimiste sur le sort de la vieille aristocratie (c'est pourquoi il consent à l'union de Tancrède avec une roturière), mais ne voit pas d'un meilleur oeil cette bourgeoisie arriviste. Mais que faire ? Regarder la mort en face. Cette impuissance, cette lucidité, ce chant du cygne, il est beau et terrible à la fois. Quand j'y repense, j'en ai des frissons.
C'est d'autant plus incroyable que
Giuseppe Tomasi di Lampedusa n'était pas un homme de lettres. Cela explique que, par moment, le roman soit moins facile d'accès que d'autres du même genre. Parfois, la narration devient plus sèche et elle délaissée au profit d'une analyse de la situation. C'est que l'auteur ne fréquentait pas les milieux littéraire et s'est attelé à son unique roman que très tardivement, à la fin de sa vie. D'ailleurs, il ne la verra pas publiée de son vivant. Il deviendra un best-seller. Combien c'est triste !
J'ai lu le roman puis écouté tout de suite après le film. Deux chefs d'oeuvre ! En fait, l'adaptation cinématographique de Lucchino Visconti a su mettre des images sur des scènes que j'avais de la difficulté à visualiser. Par exemple, l'entrée des troupes garibaldiennes dans Palerme, la «procession» marquant l'arrivée de la famille à Donnafugata, le bal des Ponteleone, etc. Il faut dire que le réalisateur a veillé à ce que le moindre détail soit fidèle au roman et à l'époque. Mais, alors que le film laissait le spectateur avec une fin ouverte (bien qu'il puisse «sentir» la mort, la fin d'une époque), le roman décrit clairement le déclin. Plusieurs années plus tard, les trois filles, âgées et esseulées, vivent au milieu des reliques d'un temps révolu. C'est la déchéance. le prince la sentait venir, ses descendants la vivent.