Exister et mourir dans la Maison
Isadora Alberfletch a été la fille de Petit Père et Petite Mère, elle a fait partie de la fratrie avec Klaus, Louisa et Harriett.
Ce petit monde a vécu dans la Maison, avec la majuscule comme Majestueuse, Magique, Magnifique, Melliflue, Millésimée, Multiple…
Dans cette Maison la vie respire, il y a les occupants naturels et ceux qui passent, tantes, oncles et cousins. La Maison s'adapte, se dilate, respire, bruit des siestes des adultes qui croulent sous la chaleur d'août et des jeux des enfants jamais à court d'idées. Car dans la Maison l'ennui n'est jamais le vide.
« Et puis, petit à petit, toute la Maison s'agitait, s'étirait, bâillait un grand coup de toutes ses fenêtres ouvertes sur le jardin. le vent gonflait les draps blancs et semait du pollen sur l'oreiller. »
Isadora se souvient, dans son fauteuil sans âge, qui a vu passer les augustes postérieurs de ses ancêtres, seul meuble qu'elle a réussi à sauver du naufrage qu'est l'EHPAD .
Bien sûr, il y avait les corvées comme repeindre façade et murs intérieurs, les repas à préparer et le linge à étendre, mais cela se faisait naturellement et dans la bonne humeur de ce qui est fait collectivement.
La tradition c'est le linceul de la mémoire.
Pour Isadora le temps s'est arrêté à l'année de ses huit ans. Âge qu'elle a décidé d'adopter à l'âge adulte celui où chacun prend son envol.
« À une époque, cette pensée me faisait enrager, et, à présent que je suis vieille et plutôt laide, je me dis que je me serais lassée de lui, un jour ou l'autre. Il se serait empâté, il serait devenu bougon. Il aurait voulu des enfants, sans doute, et moi je ne me suis jamais sentie mère, uniquement fille et soeur. Je fus une fille passable, peu tendre, mais une soeur exceptionnelle, je le crois. J'aimerais bien être encore soeur. »
Mais elle,
elle sait au plus profond de son âme que quitter la Maison est un chagrin immodéré, irraisonné, un déchirement que rien ne peut endiguer. Alors, elle a attendu l'ultime moment pour que le cocon ne devienne pas une machine de mort.
La construction est parfaite, elle épouse les saisons qui bercent l'année et
les années qui forment une vie.
Isadora est devenue une vieille femme et la Maison s'est délabrée comme le corps humain se défait par petites touches puis par de plus gros dégâts. Les pages 172 et 173 sont sublimes de justesse sur ce sujet.
Comme les plus grands écrivains,
Proust,
Virginia Woolf,
elle sait explorer les détails et faire surgir aux yeux des lecteurs un monde, celui qu'elle décrit mais aussi celui que les lecteurs projettent comme le leur.
La sensualité y est prégnante , c'est un florilège de parfums, de couleurs, de sensations qui vous saisissent pour ne plus vous quitter.
Elle sait croquer les portraits celui de la tante est savoureux.
Chaque membre de la famille se dessine sous nous yeux, ils nous deviennent vite familiers, par un tour de passe-passe l'auteur vous intronise dans cette famille.
Vous êtes là au creux de cette maison qui vibre, dont les murs vous restituent les sons, les parfums de ce monde disparu.
L'évocation des saisons nous les rendent palpable, c'est un tour de force de construire un livre sur les quatre saisons et de réussir à y faire entrer toute une vie.
Son écriture est soyeuse et rayonne, les mots se lisent comme pris dans ce rayon de soleil qui éclaire le coin d'une pièce qui nous est familière et lui donne un nouvel éclairage.
Perrine Tripier n'a que 24 ans mais elle a une âme millénaire, qui recèle le meilleur de
Proust, Woolf, Gary et Colette.
C'est un livre qui va rejoindre mon Panthéon des rares ouvrages que je lis et relis avec cette sensation de familiarité et de découverte renouvelée. C'est rare et précieux.
La lectrice que je suis a été Isadora sans jamais me départir de qui je suis.
Charmée, comblée, ébahie, déstabilisée et envoûtée par cette écriture qui semble respirer par elle-même.
Vous l'aurez compris j'attends avec impatience le prochain.
Fermez les yeux :
On a tous quelque chose en nous d'Isadora, ce désir fou de retenir la vie au coeur de nos derniers jours.
Merci à Lecteurs.com et la Fondation Orange pour ce privilège de lecture.
©Chantal Lafon
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