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Citations sur Tous tes enfants dispersés (163)

Pour ces deux-là le lien s'est noué à l'envers. C'est le petit-fils qui accueille la femme âgée dans son monde et lui en transmet les codes.
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Nous sommes la descendance d’Immaculata, les enfants du crépuscule de Butare. En France on dit de cet instant que c’est l’heure entre chien et loup. On devrait plutôt l’appeler l’heure métisse. Nous sommes le ruisseau de nuances cristallines qui coule entre les murs monotones, une trace survivant au mitan des cris, haine ou amour, l’un ou l’autre, parfois les deux à la fois, des sentiments comme des couteaux, ils ne savent faire que ça. Nous sommes le collier arc-en-ciel qui magnifie le cou d’une femme qui a trop longtemps été seule face à un monde monochrome, nous sommes le petit vent qui soulève délicatement le couvercle du chagrin. Nous sommes
les rejets du jour d’après, qui font mentir les langues médisantes, ceux qui fleurissent contre toute attente.
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Posséder complètement deux langues, c'est être hybride, porter en soi deux âmes, chacune drapée dans une étole de mots entrelacés, vêtement à revêtir en fonction du contexte et dont la coupe délimite l'étendue des sentiments à exprimer. Habiter deux mondes parallèles, riche chacun de trésors insoupçonnés des autres, mais aussi, constamment, habiter une frontière.
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Comment parlions-nous, à trois, quand la brise était encore légère? Avant. N'aurait-il pas été incongru de vous parler comme avant? J'étais certainement celle qui avait été le plus protégée par ce que le monde désignait comme "une tragédie". Une tragédie comme si c'était inéluctable. Ca l'arrange bien, le monde, de penser qu'il n'y avait rien à faire, que le sort en était jeté depuis l'origine, parce que chez ces gens-là, n'est-ce pas, on s'entre-tue depuis la nuit des temps. J'étais seule ce midi devant vous, et le monde ne voulait toujours pas entendre l'écho infini de ces trois années dans nos vies. J'aurais aimé pouvoir nous rafistoler avec ma bouche. Trouver des mots-baume, des gestes doux, surtout ne pas vous heurter.
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Parle-lui au moins ta langue, tu ne lui chantes aucune chanson, je
ne t’entends jamais prononcer ces consonnes qui te lient à ton
enfance échappée. L’incompréhension, comment te dire, ce n’est
pas que je les ai oubliées, les berceuses, mais tu sais on dit que le
cou est le couvercle du chagrin, elles sont toutes coincées là, pour
les sortir je crois qu’il faudrait le couper.
Ne dis pas ça.
Il reste toujours quelque chose même quand tout a été détruit.
C’est le silence qui dévaste les restants, qui emmure le vide que tu
t’empêches de lui raconter. Le silence tue les souvenirs.
Je ne peux rien lui chanter, tout s’est écharpé en dedans, je crois
que je suis parvenue à me fermer pour ne rien laisser transpercer,
car ce que je contiens risque de vous blesser.
Je me souviens d’un proverbe qui disait qu’on peut échapper à ce
qui nous court derrière mais non à ce qui nous court en dedans.
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Elle dit souvent, quand je
répète les slogans antiracistes de Papa : « Je ne peux rien dire moi,
quand tu vois ce qui s’est passé chez moi, alors que les Hutu et les
Tutsi avaient la même couleur, la même langue et la même
religion… Quelle leçon je pourrais donner aux Blancs ? » Après on
part dans un de ces longs débats sur l’histoire du Rwanda, du
genre : Moi : « Ce sont les colons blancs qui ont plaqué leurs
théories racistes du XIXe siècle sur la société traditionnelle
rwandaise, transformant en ethnies des catégories sociales plus
fines et mouvantes, des théories qu’ils se sont contentés de
reproduire sans essayer de penser, sans se donner la peine de
comprendre, parce que après tout vous n’étiez que des pauvres
nègres. »
Maman : « Mais pourquoi y avons-nous adhéré ? Ce ne sont pas
des mains blanches qui tenaient les machettes, à ce que je sais ! Et
pourquoi une telle cruauté ? Les autorités avaient dit « Il faut
éradiquer », ils auraient pu se contenter de trancher proprement les
têtes d’un seul coup, comme les bourreaux du Moyen Âge, pourquoi
cette sophistication, cette inventivité de l’horreur, les massues
plantées de clous, les tessons de verre enfoncés dans les vagins,
hein ? »
Moi : « Mais tu crois vraiment qu’ils auraient tué un million de
personnes en trois mois s’ils n’avaient pas été soutenus par le
président et le gouvernement français, si les Nations unies n’avaient
pas retiré leurs casques bleus dès le début des massacres ? »
Je me souviens que tu avais dit à Maman un jour : « C’est encore
un enfant, laisse-le tranquille avec ces histoires. » Ces histoires,
c’est moi qui suis allé les chercher, Nyogokuru, à lire les livres de ma
mère quand elle travaillait, à regarder en cachette sur YouTube des
documentaires qu’elle aurait sans doute trouvés trop violents. Que tu
le veuilles ou non, cette histoire est aussi la mienne. Je lui fais une
place dans ma vie, sans me l’approprier comme avait voulu le faire
papa. J’ai décidé de m’y plonger, les yeux grands ouverts.
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Aujourd’hui, je voudrais que ton étreinte ne s’arrête pas, que
toutes les illusions, les hontes et les peines disparaissent comme
une flamme de bougie pressée entre deux doigts réunis.
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Il n’a pas souhaité me raconter le pays déserté de toute vie que
vous avez traversé, les expéditions que vous faisiez de nuit dans les
enclaves encore tenues par l’armée gouvernementale pour en
extraire les rares Tutsi vivants, la découverte de ce qui avait été la
maison de son enfance, sa famille exterminée. Cela, je l’apprends
chaque année lors des veillées de commémoration organisées dans
tout le pays, d’avril à juin, lorsque des rescapés témoignent de leur
calvaire en public ou à la radio. Tous se souviennent du jour où vous
êtes arrivés. Souvent trop tard, quand il ne restait plus qu’une
poignée à sauver. J’ai aussi assisté aux procès des tribunaux
communautaires gacaca sur la colline d’Ikomoko, pour essayer
d’apprendre comment mon père, mes frères et leurs familles, mes
oncles et mes tantes avaient été tués, par qui et où et de la plus
atroce des façons. Je n’ai pas appris grand-chose, les tueurs ne
lâchaient que quelques rares informations pour bénéficier d’une
remise de peine. J’ai seulement compris que leurs demandes de
pardon étaient purement administratives. Je leur ai refusé le mien. Et
j’ai appris que mon cœur n’était pas près de cicatriser.
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Finalement, à la faveur d’un besoin soudain de nouvelles recrues
sur le front, on a accepté que tu intègres l’Armée patriotique
rwandaise. L’idéologie officielle des inkotanyi voulait qu’il n’y ait plus
ni Hutu ni Tutsi ni Twa, mais un peuple rwandais autrefois divisé par
les considérations racialistes des colons, et qu’il fallait désormais
unifier pour construire un pays nouveau. Tu croyais pouvoir
participer à cette transformation radicale de la société, changer la
donne.
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Le ciel tambourinait sans pitié sur le toit en tôles de la maternité, le bruit des torrents d'eau débordant des rigoles recouvrait les pleurs des nourrissons que les mères épuisées tardaient à mettre au sein. Tu dormais, impassible, indifférent aux manifestations de la grande saison des pluies, à mon chagrin de parturiente qui regardait ma montée de lait. Cette attitude de calme apparent que tu as toujours eue, dès les premières heures de ta vie, que tu portais sur le visage comme un masque, sans doute l'avais tu adoptée déjà à l'intérieur de moi alors qu'il avait fallu t'accrocher à mon utérus malgré les chaos, malgré les coups et les barreaux. Vous enfanterez dans la violence. Vous êtes la douceur, vous donnez la vie. Que d'injonctions paradoxales accrochées arbitrairement par d'autres à nos existences, que de mensonges rapiécés depuis mille ans que nous nous devons de porter dignement, parce qu'il fut décidé un jour que ça devait être ainsi et pas autrement.
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