Quiconque forme six fois le numéro 2 entre en contact avec le central. Quiconque… c’est-à-dire bien des gens. Les uns sont des citoyens sérieux ; d’autres sont fous. Quelques-uns ne le sont que momentanément : ils ont vu quelque chose, ils ont éprouvé une émotion, qui les a peut-être arrachés à la routine habituelle de leur existence au point de leur faire perdre la raison. Les poivrots, aussi, appellent. Ou bien – cela arrive – des gens qui ont simplement besoin de parler, de se faire confirmer qu’ils ne sont pas seuls au monde, qu’il existe, parmi le million d’habitants de la capitale hollandaise, quelqu’un qui prend la peine de les écouter : une personne vivante, et non une voix enregistrée répétant à tout venant : « Dieu est bon et tout va bien. »
La violence était toujours latente dans les rues d’Amsterdam. La tolérance de cette ville à l’égard des comportements non conformistes attirait les originaux, voire les dingues. La Hollande tout entière était un pays non conformiste. Il fallait bien que les agités trouvassent une place quelque part. Ils convergeaient donc vers la capitale, ses ravissants canaux, ses milliers de maisons à pignons, ses centaines de ponts qui présentent toutes les formes imaginables, ses rangées de vieux arbres, ses innombrables cafés et bars hors des sentiers battus, des douzaines de petits cinémas et théâtres. Tout cela encourageait les marginaux et leur assurait l’impunité.
L’État avait aussi aligné ses voitures blindées, ses pelles mécaniques, devant lesquelles les barricades ne résistent pas. Ses canons avaient craché des milliers de litres d’eau à la minute sur des voyous barbus qui, le matin encore, étaient des artistes ou des artisans, des poètes ou des intellectuels au chômage, des inoffensifs laissés pour compte ou d’innocents rêveurs.
Le temps des émeutes était revenu à Amsterdam. Cela faisait plusieurs années qu’on n’avait pas entendu hurler la foule et vociférer des meneurs fanatiques balançant des pavés et des cocktails Molotov. On avait perdu l’habitude de voir des visages en sang, d’entendre les sirènes d’ambulances et de cars de police.
D’ailleurs, les fous sont des gens à part. Ils sont porteurs du génie de leur pays, ils incarnent son besoin de créer, de découvrir des voies nouvelles. L’État est fier de ses fous et les regarde avec bienveillance.
Mais il réprouve l’anarchie. Il faut bien veiller au grain.