Citations sur Temps sauvages (20)
On ne sut jamais le nombre des victimes, mais elles furent des centaines, peut-être des milliers, des gens ordinaires, des paysans sans nom, sans histoire, à qui la distribution des lots de terres nationalisées était apparue comme un cadeau tombé du ciel et qui, quand on dérogea à la loi sur la réforme agraire et qu'on les obligea à rendre les domaines dont ils se croyaient déjà propriétaires, restèrent abasourdis. Certains se soumirent, mais d'autres les défendirent bec et ongles, se faisant torturer et tuer ou restant de longues années au trou sans rien comprendre de ces étranges mutations dont ils étaient d'abord les bénéficiaires puis, au bout de deux ou trois ans, les victimes.
Tout compte fait, l'intervention américaine au Guatemala a retardé la démocratisation du continent pour des dizaines d'années et a provoqué des milliers de morts en contribuant à populariser le mythe de la révolution armée et le socialisme dans toute l’Amérique latine. Les jeunes d'au moins trois générations tuèrent et se firent tuer pour un autre rêve impossible, plus radical et tragique encore que celui de Jacob Arbenz.
Cette fantastique distorsion de la réalité, cette conversion des faits réels et concrets en mythe, en fiction, était-elle de l'Histoire ? C'était ça l'Histoire que nous lisions et que nous étudiions ? Les héros que nous admirions ? Un amalgame de mensonges transformés en vérités par de gigantesques conspirations de puissants contre les pauvres diables comme lui et comme Face de hache ? Les clowns de ce cirque étaient les héros que les peuples révéraient ? Il ressentait comme un vertige et il lui semblait que sa tête allait exploser.
Cette nuit-là, dans sa maison de Pomona, le président Arbenz dit à sa femme, Maria Vilanova :
- Les Etats-Unis nous ont envoyé un chimpanzé comme ambassadeur.
- Et pourquoi pas ? rétorqua-t-elle. Ne sommes-nous pas pour les gringos une sorte de zoo?
(p.252)
Il se leva, alla aux toilettes, jeta son whisky dans la cuvette et tira la chasse. Il avait décidé que, tant qu'il serait chef de l’État du Guatemala, il ne boirait pas une goutte d'alcool de plus. Il respecta rigoureusement sa promesse jusqu'au jour de sa démission.
Mais les effets de la victoire de Castillo Armas ne furent pas moins graves dans toute l'Amérique latine, et surtout au Guatémala, où, pendant plusieurs décennies, ont proliféré les guérillas, le terrorisme er les gouvernements dictatoriaux qui assassinèrent, torturèrent et pillèrent leur pays, faisant reculer l'option démocratique d'encore un demi-siècle.
"Nous sommes une dictature et nous faisons ce qu'il nous plaît"
La presse de ce pays n'était-elle pas libre ? Comment pouvait-elle être à l'unisson dans cette façon de déformer et caricaturer ce que faisait son gouvernement ? N'était-ce pas, par hasard, le modèle démocratique des États-Unis qu'il essayait de mettre en pratique ? Le féodalisme existait-il, par hasard, aux États-Unis ? N'était-ce pas l'esprit d'entreprise, la libre concurrence et la propriété privée que la réforme agraire voulait promouvoir ? Et lui, innocent, qui avait toujours cru que le meilleur appui à sa politique lui viendrait des États-Unis pour moderniser et sortir le Guatemala des cavernes !
Tu sais, Arturo, à quelle conclusion je suis arrivé après tout ce qui m'est tombé dessus, avec tout ce qui se passe dans ce pays? A une misérable conception de l'être humain. On dirait qu'au fond de nous tous il y a un monstre. Qui n'attend que le moment propice pour sortir en plein jour et provoquer des ravages. (pp.306-307)
Le XXè siècle serait celui de l'avènement de la publicité comme outil principal du pouvoir et de la manipulation de l'opinion publique dans les sociétés aussi bien démocratiques qu'autoritaires. (p.30)