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EAN : 9782080277428
298 pages
Flammarion (02/03/2022)
3.73/5   24 notes
Résumé :
L'histoire de la modernité est d'abord celle d'une discrimination : en érigeant la vitesse en modèle de vertu sociale, les sociétés modernes ont inventé un vice, celui de la lenteur - cette prétendue incapacité à tenir la cadence et à vivre au rythme de son temps. Partant d'une violence symbolique et d'un imaginaire méconnu, Laurent Vidal fait la genèse des hommes lents, ces individus mis à l'écart par l'idéologie du Progrès. On y croise tour à tour un Indien paress... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Un élan contrarié

Depuis le désaveu des vies héroïques dans Mulukuku (Nicolas Duffour), je chemine modestement (Éloge des vies minuscules — Marina van Zuylen) et lentement à présent avec cet essai de Laurent Vidal, distingué par un prix du livre d'histoire d'une certaine académie, intitulé Les hommes lents, sous-titré « Résister à la modernité XVe – XXe siècle », qui me renvoie finalement à l'une de mes premières chroniques sur Babelio, consacrée à l'un des parangons du renoncement et du quiet abandon à la rêverie, Oblomov (Gontcharov), dont il n'est étrangement pas question dans ces Hommes lents… (En une phrase, bien trop vite à mon avis, il règle aussi son compte à Hartmut Rosa, le grand penseur de l'accélération.)

Mais je tourne en rond, accélérons. Laurent Vidal, avec moult citations et pléthore de références littéraires et historiques, entreprend une histoire des rythmes sociaux, la peinture d'un mode rythmique de discrimination sociale qui s'est formé avec la modernité, révélé par la présence desdits hommes lents, de fait ou réputés tels, figures de la discrimination qui en sont aussi tantôt le résultat et tantôt des formes de résistance, des lents et des faux lents, etc…

Laurent Vidal raisonne beaucoup par analogie, étymologie, métonymie et même homophonie. Pour le dire vite : il voit large et, comme on le sait, à moins d'être Superman, qui embrasse trop mal étreint. Mais à l'en croire, le sujet commande cette catégorie mal définie et définitivement fluctuante « d'hommes lents », catégorie révélée « par un tremblé des mots », qu'il serait vain de définir, mais « qu'importe si c'est de manière floutée, il faut simplement accepter la fragilité de leur présence ».

Donc on est dans le flou. C'est érudit, plaisant, intelligent, mais la théorie est faiblement charpentée. Elle est prise en défaut dès la préface à l'édition de poche qui voit dans le confinement et la reconnaissance des travailleurs « de deuxième ligne » (Macron, 13 avril 2020) une description possible aujourd'hui des hommes lents. J'imagine les livreurs ou les caissières drôlement surpris d'être ainsi caractérisés !

Cependant, Laurent Vidal a réponse à tout, et pour peu qu'on subisse un rythme, il a vite fait de vous catégoriser parmi les lents. En fait, paralogique, il établit que les [ses] hommes lents sont discriminés, et en infère que les discriminés sont des « hommes lents » et trouve toujours un comportement pour éclairer, de face, de derrière ou de côté, cette spécificité.

À ce compte, il est vrai, Oblomov aurait fait tache, lui le bourgeois, le rentier paresseux, quand Laurent Vidal constitue ces hommes lents par opposition au bourgeois conquérant de la modernité.
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“Entre mots et images adviendront les hommes lents” promet Laurent Vidal en exergue. Charlot, inventeur d'un art “de faire avec les brèches de temps” (Les Temps Modernes, 1936), le géographe brésilien Milton Santos (“La force est du côté des lents”) et le poète Aimé Césaire (lents : “ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité”), devront rester présents à l'esprit du lecteur jusqu'à la fin du livre. Qui sont ces hommes lents disqualifiés par leur rythme dont on cerne progressivement la catégorisation à l'aube des temps modernes ? L'observatoire de Laurent Vidal est immense et pas seulement historique et socio-économique. Si l'étymologie et la construction des discours religieux et marchand ainsi que l'estampe et la littérature renseignent d'abord le lecteur c'est que Laurent Vidal porte une attention particulière à “L'obstination des mots et des images à discriminer”. Lents : ceux dont le rythme n'épouse pas celui de la morale et de l'hymne à l'activité préconisé par les théologiens médiévaux pour qui le péché capital de paresse fut associé à la lenteur. À la Renaissance, période charnière dans la course à la modernité, la lenteur est mise à l'index au nom de l'esprit marchand. Une disqualification que l'auteur interroge ensuite dans les images diffusées par l'estampe (Brueghel l'Ancien, Desidia, 1548) ou à travers chansons de geste, romans et théâtre. Il y relève que l'homme lent se distingue par un autre rapport au temps. Un décalé en quelque sorte. Don Quichotte “premier personnage de roman peint sous les traits d'un homme lent” (p. 62), n'est-il pas toujours selon l'auteur celui qui combat les moulins à vent “symbole de la première modernité” ? Catégorie où se retrouvent finalement indolents et paresseux, vagabonds des premiers temps modernes élargie aux inadaptés peu empressés de s'enrichir, pauvres en tout genre, traînards, lambins et mollassons, autres indigènes engourdis des Amériques à l'heure des grandes découvertes et plus tard, Africains au temps du commerce esclavagiste et des colonisations, puis ouvriers et déclassés de l'ère industrielle… Figures symboliques d'inefficacité économique face à l'homme moderne productif et rapide dont la fortune paraît assurée pour les siècles à venir.

Vaste réflexion scandée par la succession des rythmes par lesquels se sont transformées nos sociétés, menée d'un bord à l'autre de l'Atlantique : entre l'ancien et le nouveau monde et de l'Europe médiévale à l'ère industrielle, de ruptures en transitions, de révolutions sociales en révolutions technologiques, elle fait s'attarder auprès des dockers de Rio de Janeiro et des débardeurs de la Nouvelle-Orléans, entendre la plainte des esclaves dans les champs de coton et, de cadrans en chronomètres, donne la cadence des chaînes de montage à Détroit. La contribution des hommes lents à l'expansion des grandes villes se lit avec l'auteur dans les mouvements migratoires au dix-neuvième siècle. C'est là, dans les villes-ports atlantiques, que justement s'inventent des rythmes différents à l'origine des plus grandes créations musicales du vingtième siècle. Quand Laurent Vidal réhabilite le corps et l'âme des hommes lents ciblés autrefois par la morale médiévale c'est la protestation de tous les laissés pour compte de la “mise en civilisation” urbaine et du culte de la vitesse qu'il fait ressortir mais c'est surtout leur puissance créatrice qu'il voit à l'oeuvre. Dans l'histoire des conflits sociaux le sabotage, le ralentissement ou la rupture de cadence ne furent pas les seules armes qu'ils opposèrent à la disciplinarisation des corps et des comportements dans la rationalisation du travail : “Quand il n'est pas possible d'habiter pleinement l'espace (car on y est marginalisé), alors le temps (un temps enchanté) peut offrir des solutions pour une extension de l'existence ; quand il n'est pas possible d'habiter pleinement le temps (soumis à des impératifs rythmiques trop contraignants) alors l'espace peut offrir des ressources inattendues” (p. 202). La force des lents sauve d'une vision purement mécanique du monde semble nous dire Laurent Vidal. L'émancipation “des lents”, pressentie par Milton Santos, suggérée par le sous-titre - “Résister à la modernité” -, poétisée par Aimé Césaire se révèle avec une puissance universelle dans la parenthèse inventive inouïe qu'offre le personnage de Charlot, devant la chaîne, dans Les Temps Modernes.








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Essai riche en informations et au vocabulaire soutenu qui nous présente les hommes lents et leur perception dans la société du XVème au XXème siècle.
La représentation du caractère lent évolue de la souplesse et la résistance d'un point de vue étymologique à la paresse et l'inadaptation dans les sociétés axées sur le travail. Des associations naissent lenteur / paresse / pauvreté et vitesse / labeur / richesse justifiant l'esclavagisme et l'exploitation par les sociétés occidentales des colonisés puis des prolétaires.
Mais les hommes lents peuvent résister à cette folie de l'accélération des sociétés, au découpage imposé du temps par différentes actions et modes d'expression. Cette seconde partie traitée dans l'essai aurait pu être plus développée pour équilibrer un peu mieux l'ensemble.
Lecture intéressante qui nous amène à réfléchir sur la folie de la vitesse dans nos sociétés modernes et son impact sur le manque de réflexion, de recul et de plaisir de vivre.

Merci à Babelio et son opération de Masse Critique ainsi qu'aux Éditions Flammarion pour l'envoi de ce livre.
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La définition classique fait remonter la modernité à la fin du XVe siècle. C'est une moment de grande bascule où tout un ensemble de référence sont repensées. Il y a d'un côté le monde chrétien qui dénonce la paresse et met les sociétés au travail et de l'autre un monde économique qui valorise la promptitude dans les échanges. Dans les siècles suivants, ce rythme soutenu sera érigé peu à peu en norme sociale et son non respect renvoyé à de la paresse.
Dans cette chronologie, la Réforme occupe une place très importante. L'homme a été créé pour travailler et non pour être oisif, nous dit Luther. Un homme qui ne travaille pas porte atteinte à ce qu'il y a d'humain en l'homme. A partir du XVIIIe siècle, le méthodisme, religion de la bourgeoisie industrielle anglaise, fera d'un temps de vie maîtrisé et dominé par le travail, la marque du respect envers Dieu.
Avec la colonisation du Nouveau Monde et la mise en esclavage des Amérindiens et des Africains, un vocabulaire spécifique s'impose pour dénoncer leur rapport différent au rythme du travail: paresse, indolence, etc. Si, du point de vue des Européens, ces sociétés sont archaïques, c'est aussi parce que leur rythme est différent.
D'ailleurs, les bourgeois conquérants n'hésitent pas à désigner, au sein de leurs propres sociétés, des pan archaïques, dont le symbole pourrait être la figure de don Quichotte, inadapté au monde moderne.
On peut d'ailleurs opposer, au sein de la même société occidentale, le monde urbain et le monde rural, car ce nouveau rapport à la vitesse se développe d'abord dans les villes, connectées aux grands réseaux d'échange. Gourmandes en main d'oeuvre, elles incitent les populations des campagnes à migrer. Ces neo-urbains sot aussi les nouveaux lents, tant les rythmes changent de manière drastique entre ces deux mondes.
Ceux que l'auteur appelle les hommes lents ont appris à vivre et à survivre malgré l'imposition d'un rythme soutenu qui s'est amplifié avec la révolution industrielle en devenant mécanique. Pour ce faire, ils ont dû trouver des brèches et reconstruire ce qu'on peut appeler un temps enchanté, c'est-à-dire un temps qui échappe aux contraintes des temporalités modernes. Un exemple: la syncope que l'on retrouve dans le jazz ou la samba. En prolongeant un temps faible vers un temps fort, elle ramène les marges vers le centre.
Le taylorisme, quant à lui a été mis en place pour neutraliser la force de nuisance des hommes lents, en découpant le travail en un certain nombre de tâches simples et répétitives. La multiplication de ces dernières, qui doivent être exécutées de façon rapide a pour finalité le contrôle de la cadence et l'accélération de la production.
A la fin du XIXe siècle, la méfiance des ouvriers vis-à-vis de la généralisation des machines va aboutir à des mouvements de protestations qui font de la lenteur une arme contre l'exploitation capitaliste. C'est aussi à cette époque que les romantiques vont mettre en avant un style qui ne pourra paraître que décadent aux yeux de la grande bourgeoisie industrieuse.
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L'ouvrage de Laurent Vidal, publié en 2020, lui a été inspiré par les évènements produits par la déferlante du Covid. C'est une remise en cause de nos modes de vie que la société dans son ensemble a dû effectuer. Les confinements successifs ont amené la population à goûter des rythmes plus lents dans son quotidien. Malgré les ravages causés par le virus, je n'ai pu que me réjouir de ce retour à une temporalité vécue dans un calme qui favorise l'épanouissement de la vie intérieure. Des valeurs oubliées semblaient revenir à l'ordre du jour. M'identifiant au groupe des personnes lentes, je m'y retrouvais.

Depuis la fin de cette parenthèse, j'ai constaté dans la lecture de romans écrits pendant ce temps combien les écrivains en ont été marqués. Leurs oeuvres font souvent référence au virus.

Ainsi, l'essai de Laurent Vidal m'a interpellée. La lenteur, perçue comme tare par les systèmes économiques et sociaux depuis l'industrialisation de l'occident, et même avant, s'y voit réhabilitée comme vraie valeur quand la richesse personnelle est envisagée.

Il faut se préparer à une lecture ardue. le texte n'est pas celui d'un roman. Comme bien d'autres du genre, cet essai n'échappe pas à une certaine sècheresse de l'écriture. Il est en tous cas bien découpé. Les chapitres sont courts. le lecteur chemine ainsi dans le développement de la pensée de l'auteur sans trop peiner. Il est intéressant de revenir aux origines étymologiques du mot "lent" pour comprendre les connotations négatives imprimées en premier lieu par les morales religieuses. Laurent Vidal présente chronologiquement les perceptions de la lenteur en occident, dans un exposé qui s'appuie sur l'histoire, la littérature de l'époque et les évènements marquants. Il porte une attention toute particulière au vocabulaire qu'il analyse très doctement.

L'auteur étoffe ses propos de multiples exemples concrets. le texte est même truffé d'illustrations. On sent une volonté de rendre le sujet accessible au lecteur lambda, voire aux plus lents... J'ai apprécié le propos concernant la syncope qui libère, entre autres et surtout, les questions pour aujourd'hui qui clôturent l'ouvrage. La discrimination de l'homme lent y est replacée dans le contexte actuel d'une macronie sans états d'âme pour cette catégorie d'individus.

Laurent Vidal est anthropologue. Les hommes lents est un ouvrage d'anthropologie. Son approche de la réalité historique se double d'une étude avisée des comportements humains et sociaux. C'est là que réside tout l'intérêt de son essai.

Aux éditions Flammarion, dans la collection Champs essais, la couverture a été soignée. Elle reproduit une photographie de l'artiste Alfred Natanson (du XIX -ème siècle), un portrait De Toulouse-Lautrec dans une attitude indolente. le peintre, issu d'une famille aristocratique, a vécu une vie de bohème et est connu pour ses moeurs dissolues. Il est un bon exemple de l'homme lent tel que le présente Laurent Vidal dans son essai.
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critiques presse (1)
LaViedesIdees
04 février 2021
La lenteur n’est pas un défaut de vitesse, mais bien plutôt le plus haut degré de résistance à un monde qui s’emballe et cherche à enrôler les hommes dans une course sans fin vers l’accélération.
Lire la critique sur le site : LaViedesIdees
Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
[L'escargot] se traîne littéralement, et la bave qui s'échappe de sa chair molle et visqueuse (on retrouve d'ailleurs ici un des sens du "lentus") laisse des traces sur son passage. S'impose ainsi l'image de l'acédie comme forme de désordre moral : le paresseux est non seulement lent, mais en plus il souille l'environnement dans lequel il évolue.
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En ce siècle des Lumières, où le travail devient constitutif de l'ordre social (Montesquieu) et de l'homme social (Rousseau), la lenteur sous toutes ses formes est perçue comme une entrave au bon fonctionnement de la société : synonyme d'inutilité sociale, elle porte en elle les germes d'un désordre possible.
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Cette forme de lenteur revendiquée dans l’exécution des tâches de travail peut servir aussi bien à ouvrir un temps autre, comme un peu de durée échappant aux contraintes d’une temporalité imposée, qu’à manifester un mécontentement, à l’exemple de ces ouvriers espagnols, dont un observateur français fit remarquer, en 1912, qu’ils « n’aimaient pas travailler rapidement et ralentissaient souvent la cadence de travail ». Quelques années plus tard, il sera rejoint dans son « analyse » par un ingénieur qui souhaitait introduire « des primes basées sur un système d’organisation scientifique du travail [et] dut affronter la ‘paresse’ des ouvriers et leurs ‘astuces pour déjouer’ les chronométreurs ».
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Les droits de la paresse, mille fois plus nobles et plus sacrés que les phtisiques droits de l'homme, concoctés par les avocats métaphysiciens de la révolution bourgeoise.
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Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic: on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelques temps l'effet toxique se fait sentir.
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