Il regarde la ville, cette superposition de mouvements. Ce territoire infini d'instersections, où l'on ne se rencontre pas.
Au bout de quelques minutes Mathilde a demandé :
- Est-ce qu'on est responsable de ce qui nous arrive ? Est-ce que ce qui nous arrive nous ressemble toujours ?
- Que voulez-vous dire ?
- Croyez-vous qu'on est victime de quelque chose comme ça parce qu'on est faible, parce qu'on le veut bien, parce que, même si cela paraît incompréhensible, on l'a choisi ? Croyez-vous que certaines personnes, sans le savoir se désigne elle-même comme des cibles ?
Patricia Lethu a réfléchi un moment avant de répondre.
Je ne crois pas, non. Je crois que c'est votre capacité à résister qui vous désigne comme cible. Cela fait 30 ans que je travaille en entreprise, Mathilde, et ce n'est pas la première fois que je suis confrontée à ce genre de situation. Vous n'êtes pas responsable de ce qui vous arrive.
Souvent, Mathilde pense au jeu de Chambouletout dont les garçons raffolent. Ces boites de conserve vides qu'ils dégomment chaque année à la kermesse de l'école, en visant la base, jusqu'à ce que les dernières s'écroulent.
Elle est la cible et aujourd'hui il ne reste plus rien.
Le métro ralentit, s'arrête, il est là. Il dégorge, régurgite, libère le flot, quelqu'un crie "laissez descendre", on se bouscule, on piétine, c'est la guerre, c'est chacun pour soi. Soudain, c'est une question de vie ou de mort, monter dans celui-là, ne pas devoir attendre un improbable suivant, ne pas risquer d'arriver plus tard encore à son travail. La foule s'écarte à contrecoeur, il ne faut pas perdre de vue l'entrée, se tenir à proximité, ne pas se laisser entraîner par le nombre, il faut se positionner sur les côtés, rester près de la porte.
Pourtant la plaie d’amour contient en elle tous les silences, les abandons, les regrets, et tout cela, au fil des années, s’additionne pour former une douleur générique. Et confuse.
Pourtant la plaie d’amour ne promet rien : ni après, ni ailleurs.
Mathilde observe « Le Défense de l’Aube d’Argent ».
Sa valeur de santé est de deux mille points.
C’est une figure de défense, elle ne peut servir à l’attaque.
Le problème, c’est que Mathilde ne possède qu’une carte.
Le problème, c’est qu’elle a déjà subi un certain nombre de dommages.
Et qu’elle ignore combien de points il lui reste.
A trente ans, elle a survécu à la mort de son mari.
Aujourd'hui elle en a quarante et un connard en costume trois pièces est en train de la détruire à petit feu.
Elle va s'asseoir parce que personne ne l'attend, parce qu'elle ne sert plus à rien.
Il l'aimait avec ses doutes, son désespoir, il l'aimait depuis le plus sombre de lui-même, au cœur de ses lignes de faille, dans la pulsation de ses propres blessures. Il l'aimait avec la peur de la perdre, tout le temps.
* ... Il faut toujours qu'elle cherche pour les autres des excuses, des explications, des motifs d'indulgence. Elle finit toujours par trouver que les gens ont des bonnes raisons d'être ce qu'ils sont. Mais pas aujourd'hui.
* ... Que gardera-t-elle de ces images, de ce temps suspendu, de ces jours où les choses ont dérapé? Quel adulte devient-on d'avoir su si tôt que la vie peut basculer? Quel genre de personne, armée de quoi, à quel point désarmée?