Tahsin Yücel a l'art de faire dérailler les histoires en poussant insidieusement le curseur de l'absurde. Dans
La moustache, une belle paire de bacchantes façonnait le destin d'un homme. Vatandaş narrait la lutte anti-corruption d'un pauvre fonctionnaire à coups de graffiti sur les murs des toilettes. Gratte-ciel nous installe dans un Istanbul futuriste peuplé de tours où la végétation et la faune ont disparu.
Malgré des convictions ancrées à gauche, Can Tezcan, avocat fameux, défend les intérêts de Temel Diker, dit le New-Yorkais, un promoteur dont l'ambition est de quadriller la ville de tours géantes et d'installer à la pointe du Sérail une immense statue de la Liberté ayant les traits de sa mère. Or, un homme âgé refuse de vendre sa propriété de Cihangir, ce qui paralyse le projet de Diker. L'avocat a trouvé la parade : la privatisation de la justice la mettra aux mains du plus offrant, le New-Yorkais, et lui permettra de réaliser ses desseins.
L'adage proclame que « nul n'est prophète en son pays », cependant l'Istanbul de 2073 imaginé par Yücel il y a quinze ans offre beaucoup de similitudes avec la situation actuelle de la ville. Mégapole bétonnée, Istanbul est l'enjeu de projets pharaoniques (le dernier en date serait le creusement d'un canal de dérivation du Bosphore) et il suffit de parcourir certains quartiers pour découvrir le sort des réfugiés, à l'image de ces exclus évoqués par le roman. Par ailleurs, le
Premier Ministre dépeint par l'écrivain rappelle par bien des traits le dirigeant actuel de la Turquie.
Il faut donc chercher du côté de la satire le piment de ce roman : la trahison des idéaux au nom d'un principe de réalisme, la concussion des élites politiques, la manipulation d'une presse aux ordres des puissances économiques.
Tahsin Yücel se garde de faire une charge sans nuances et la fin nous ménage une certaine surprise.
Le livre a le défaut de ses qualités : en voulant faire une démonstration plausible, il n'échappe pas à une certaine lourdeur rhétorique. Cependant, l'humour de l'auteur donne une respiration salutaire au texte.