"[...] être raisonnable était épuisant."
- Ça tue les fourmis, dit la femme en agitant son verre quand Imre passa devant elle.[...]
La tristesse à l’intérieur de lui ressemblait aux fourmis dont parlait la femme. Ça découpait par petits morceaux et ça s'enfuyait
Ildiko ne savait pas ce que le grand-père avait pu voir. La Seconde guerre mondiale avait été un chaos total durant lequel le pays avait servi de parc à thèmes aux Hongrois, aux Allemands et aux Russes. Chacun avait eu son temps de barbarie et chacun en avait usé. Il y avait eu beaucoup trop à voir selon l'impression d'Ildiko. Elle étai née à la fin du conflit, tout comme Pal, et elle avait compris très tôt que ne pas avoir vécu la guerre constituait une frontière inamovible entre sa génération et celle de ses parents, et celle du grand-père. Ils n'habiteraient jamais le même monde, ils n'auraient jamais les mêmes yeux. Alors pourquoi poser des questions? Qui voulait partir à la recherche de vérités que seule la palinka rendait supportable?
A cause de son emplacement particulier, la maison au bord des rails était devenue la décharge publique des trains qui la contournaient. Le jardin était en permanence recouvert d'une fine couche d'ordures.
Mais mourir écrasé par un train, ça n'appartenait pas au catalogue des belles morts. C'était trop ridicule et trop rare.
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Ils se perdaient dans leurs souvenirs en regardant droit devant eux. Ils ne voyaient plus le petit bar poisseux sur lequel ils avaient posé leurs coudes. C'était le même chemin qui s'ouvrait sous leurs yeux et remontait jusqu'à leur enfance, à la petite maison, aux rives du Danube.
Ceux qui ne sont pas satisfaits émigrent, disait le grand-père. C'est bien. C'est mieux. Avant ils se pendaient. C'était l'émigration à la hongroise.
Ca le faisait rire. Pas Kerstin. Elle ne comprenait pas l'humour local.
C'était une tare familiale chez eux, ils perdaient tout le temps les femmes, ils ne pouvaient pas les garder.
Après la chute du régime de Kadar, tout le monde éprouvait le besoin de produire et de reproduire des textes. La liberté d'expression était une cour de récréation bruyante et animée. Les clients apportaient des documents qu'ils avaient tenus secrets pendant des décennies et qu'ils voulaient désormais exposer au monde.
Les drapeaux hongrois s'agitaient, exhibant en leur milieu un énorme trou rond : les insignes communistes avaient été découpées.