(Ce titre, l'assommoir, fait référence à l'outil utilisé dans les abattoirs pour assommer les bovidés, et par extension nom donné aux tripots où l'on sert de l'eau de vie conçue sur place, produit si délétère qu'il rend fou et tue les hommes)
En fermant l'assommoir, on comprend mieux pourquoi Hugo s'est montré aussi agressif s'agissant de cette peinture sans concession et surtout ultra réaliste du monde des ouvriers : l'assommoir, c'est la démonstration des limites du grand maître Hugo, ses ignorances de la réalité, de ce que « les mis érables », oeuvre romantique à la limite du conte fées, a de définitivement naïf et manichéen. Et surtout : un passage historique dans une ère de pensée plus moderne :
Zola n'a pas juste écrit un roman, il a inauguré une nouvelle ère dont Hugo ne fait pas partie.
Hugo, grand écrivain et penseur, certainement sait-il déjà que l'histoire donnera raison à
Zola.
Derrière un apparent combat idéologique, politique - la défense ce ce peuple qui serait malmené dans l'assommoir - il y a la part qui donne de l'intérêt à chaque grand homme : sa petitesse ; Hugo, oh combien homme orgueilleux, est jaloux . Lui qui se fait plaisir, à lui et à ses lecteurs, quand il écrit "les misérables", se retrouve face à un roman où l'auteur s'est départi de cette manie narcissique.
Participant d'une curée, un aveuglement des élites « humanistes » qui prétendent être « du côté du peuple », et qui s'explique par l'ignorance d'un monde qu'elles ne côtoient pas, de fait conçoivent dans leurs oeuvres ce peuple dans une iconographie simpliste : le peuple ne peut être alors qu'idéalisé, ne peut donc être tel que
Zola le décrit : avec son parlé ordurier, ses comportements misérables, ses bassesses infinies, son alcoolisme, sa violence…
Posture, au passage, qui place ces « élites» d'office au dessus de ce peuple. En se basant sur une logique primitive : si l'on voit, décrit le peuple sans complaisance, alors on est du côté des oppresseurs. Nulle critique n'étant possible, nulle nuance.
Sur l'un plus particulièrement de ces nombreux reproches faits à l'assommoir : le langage du peuple, de ce coin de Paris du 19ème siècle, la Goutte D'or : comment ne pas y voir toute la poésie de cette grivoiserie, la créativité de ces insultes et obscénités ? Un remarquable travail journalistique, historique ? Là aussi l'histoire a donné raison à
Zola : il existe des livres dédiés juste à ce langage utilisé dans l'assommoir.
Hugo ici me fait furieusement penser à
Sartre : l'un et l'autre n'ont jamais compris ce "peuple" pour la simple et bonne raison qu'ils n'en ont jamais fait partie et n'ont pas cherché à partager (il n'y a qu'à entendre ce
Sartre lamentable qui fait peine à voir face à des ouvriers en grève)
Comme en parallèle d'un Hugo,
Sartre, fourvoyé jusqu'à l'aveuglement criminel, s'étrangle en découvrant le premier texte critique de son « ami » Camus, ce plus jeune, plus beau, plus talentueux, ce génie…
Sartre est trop cultivé, intelligent pour ne pas déjà savoir lui aussi que l'histoire donnera raison à son cadet. Hugo est trop savant pour ne pas savoir que l'assommoir, ce travail quasi journalistique, sociologique, accule définitivement « les misérables » au rang de plaisanterie romantique.
Ces deux « grands hommes » n'ont pas su comprendre ce qu'un enfant de primaire peut appréhender sans effort : on peut mener un combat juste et se fourvoyer.
A trop vouloir plaire au peuple, on ne le respecte plus.
Le roman :
Le livre s'ouvre sur une scène d'anthologie dans un lavoir géant quelque part dans Paris. Encore du grand cinéma façon
Zola ! Autre grand moment du même tonneau, plus loin, la scène de la forge. Ou de la blanchisserie (comme dans Nana la scène du repas, des coulisses du théâtre...)
Zola est fasciné par les humains au travail, la précision de leur savoir-faire, leurs gestes d'orfèvrerie, par leurs conditions de travail et d'existence, notamment face à la Machine dévorante.
Les gens meurent de gagner leur vie, crèvent dans ce monde où le malheur guette, prêt à se jeter sur la moindre timide parcelle de bonheur qui aurait l'audace de pointer le bout de son nez : chez
Zola, on sait que le bonheur ne dure jamais bien longtemps.
Au départ, Étienne a 4 ans quand sa mère, Gervaise, est quittée par le père de l'enfant. Gervaise réussit à recréer une famille, à force de travail, ouvre sa propre boutique et met au monde une enfant auquel on donne le prénom de… Nana ! Je ne m'y attendais pas (pourtant, forcément en lisant
Zola dans le désordre…) J'en ai eu un pincement au coeur en sachant qu'elle serait la destinée de ce bébé tout neuf et tout particulièrement sa fin (au passage, Nana n'est qu'un surnom)
D'ailleurs, chacun de ses passages, même court, est marquant : déjà tout bébé, Nana provoque ce qui sera la déchéance de sa famille alors heureuse, la première marche vers la flétrissure inéluctable en provoquant l'accident du haut des toits de Paris…
A six ans, dans un autre passage, Nana est à la tête d'un troupeau de gamins. Elle est celle qui dirige, déjà celle qui ordonne. Et sa prochaine vie tournant autour du sexe est susurrée (Ici
Zola serait-il un tantinet moraliste?)
Balzac fait la même chose dans sa Comédie Humaine, on y suit année après année des personnages récurrents, mais je n'y ressens pas d'attachement pour ses créatures, aucune empathie. Et chez Hugo, cette empathie est « hors sol », inhumaine : on a de la peine pour des personnages de contes, on vibre avec eux comme on peut vibrer avec un autre superhéros que Valjean (Le conte de Monte Cristo) mais on est pas dans l'empathie pour un semblable : on ne peut se reconnaître dans ces monstres.
Quand Gervaise est touchante, profondément humaine, suscite cette empathie, dans sa maladresse, sa ténacité à se battre contre vent et marée ; Cosette est juste une pauvre fée ; Thénardier un personnage du théâtre de Guignol, drôle d'exagération. Difficile d'y croire, à moins d'être peu exigeant s'agissant de rêveries.
Sur cet autre sujet traité, le délitement de l'amour entre deux êtres unis, là c'est du côté d'un auteur russe que ma pensée va :
Léon Tolstoï, notamment « le bonheur conjugal » : là où l'amour au départ si éthéré devient petit à petit putride.
Le sujet principal demeurant quand même cette alcoolisme et ses ravages racontés de façon clinique (mais pourquoi s'appesantir sur un sujet maintes et maintes fois déjà traité ?)
Voyons plutôt d'autres points de vue moins célébré : ce personnage marquant pour moi de l'assommoir, même si étoile filante au regard de la durée du roman : la petite Lalie (qui me rappelle une autre petite fille martyre dans « l'enfant » de
Jules Vallés) Cette courageuse petite fille de 8 ans qui remplace sa mère tuée d'un coup de pied dans le ventre par son père, cet ogre à qui « il faut des femmes à massacrer ».
On pourrait penser que c'est le seul personnage « hors la réalité » du roman, surgit d'une oeuvre romantique : « Puis quand le père était lasse de l'amener promener à coups de souliers aux quatre coins de la pièce, elle attendait d'avoir les forces de se ramasser ; et elle se remettait au travail (…) Ca rentrait dans sa tâche de tous les jours d'être battue ».
Quand le père quitte la maison, il attache la fillette au lit, « lui ficelait les jambes et le ventre avec de la grosse corde ». Là ; attachée, elle se plaint seulement de ne pouvoir s'avancer dans le ménage de la maison et, de sa main libre, continue à s'occuper des petits de la famille…
Elle est aussi sadiquement torturée, comme quand le père chauffe le métal de pièces à blanc, et que lui, goguenard demande à la petite de prendre les pièces sur la cheminée pour aller acheter telle ou telle chose. Et quand l'enfant hurlant jette les pièces, il frappe l'enfant avec toujours cette même jouissance de papa.
Mais est-on si loin de la réalité du
huis-clos de la famille ? N'a t-on pas mille preuves journalières que ces enfants ne sont que des banalités condensées de l'humanité ?
Zola lui même a des pudeurs (celles de son époque) à dire toute l'humanité ; il sait pourtant toute l'étendue de la merde humaine. Parce qu'il me semble évidente qu'une telle enfant esclave sert de vide-couilles dans la réalité de ce qu'est la famille humaine. Mais ce sujet-là est peut être le grand absent de tous ces chef d'oeuvre naturalistes du 19ème siècle (dans la limite de mes connaissances)
A une époque où il était pourtant aisé d'aller dans une maison close acheter pour une heure un jouet de 3, 5 ou 8 ans. Aujourd'hui l'effort demandé est souvent plus grand : il faut en plus prendre l'avion.