Citations sur Le Monde d'hier : Souvenirs d'un Européen (289)
Tout ce qui aujourd'hui nous paraît des qualités enviables , la fraîcheur, le sentiment de sa valeur, l'audace, la curiosité, la joie de vivre de la jeunesse, passait pour suspect dans ce temps qui n'appréciait que le "solide".
Ainsi se produisait ce qui serait aujourd'hui incompréhensible : la jeunesse devenait une entrave dans toutes les carrières, et seul un âge avancé constituait un avantage. Tandis que de nos jours, dans notre monde complètement changé, les quadragénaire font tout pour ressembler aux hommes de trente ans.
Cette sempiternelle manie de classer les personnes, qui constituait le sujet principal de toutes les conversations en famille et en société, nous semblait alors ridicule et snob au plus haut point, puisqu'en somme il ne s'agit, dans toutes les familles juives, que d'une différence de quelque cinquante ou cent ans entre les dates où elles sont sorties du même ghetto commun.
Pour autant qu'il avait les yeux ouverts, le monde s'apercevait qu'on l'avait trompé. Trompées les mères qui avaient sacrifié leurs enfants, trompés les soldats qui rentraient en mendiants, trompés tous ceux qui, par patriotisme, avaient souscrit à l'emprunt de guerre, trompés tous ceux qui avaient accordé leur confiance à une promesse de l'état, trompés nous tous qui avions rêvé d'un monde nouveau et mieux réglé, et qui constations que les mêmes ou de nouveaux hasardeurs reprenaient maintenant le vieux jeu où notre existence, notre bonheur, notre temps avaient servi de mise.
(p.351)
Et soudain la chose survint. D'une des rues latérales parut, marchant ou plutôt courant au pas cadencé, un groupe de jeunes gens en bon ordre qui chantaient en mesure, bien exercés... Et déjà, brandissant leurs cannes, ils s'éloignaient au pas de gymnastique, avant que la masse cent fois supérieure en nombre eût le temps de se jeter sur l'adversaire...Ils se rassemblèrent alors, pleins de rage, serrèrent les poings, mais il était trop tard. La petite troupe d'assaut ne pouvait plus être rattrapée.
Les impressions visuelles ont toujours quelque chose de convaincant. Pour la première fois, je savais maintenant que ce fascisme légendaire, que je connaissais à peine, était quelque chose de réel, quelque chose de très bien dirigé, et qu'il fanatisait en sa faveur des jeunes gens résolus et audacieux.
(p.362)
Cette houle se répandit si puissamment , si subitement sur l'humanité que, recouvrant la surface de son écume, elle arracha des ténèbres de l'inconscient , pour les tirer au jour, les tendances obscures, les instincts primitifs de la bête humaine, ce que Freud, avec sa profondeur de vue, appelait "le dégoût de la culture" , le besoin de s'évader une bonne fois du monde bourgeois des lois et des paragraphes et d'assouvir les instincts sanguinaires immémoriaux...
(p.266)
C'était toujours la même clique , éternelle à travers les âges, de ceux qui appellent lâches les prudents et faibles les plus humains, pour demeurer eux-mêmes désemparés au moment de la catastrophe ...
(p.298)
jamais je n'ai davantage aimé notre vieille terre que durant ces dernières années d'avant la Première Guerre mondiale, jamais je n'ai espéré davantage l'unification de l'Europe, jamais je n'ai cru davantage en l'avenir que dans ces temps où nous pensions apercevoir une nouvelle aurore. Mais c'était déjà, en réalité, la lueur de l'incendie qui allait embraser le monde.
(p.230)
Nous sommes entrés dans une époque de grands sentiments de masse, d'hystéries collectives, dont on ne peut encore absolument pas prévoir la puissance en cas de guerre.
(p.252)
Déjà parvenu à l'âge où d'autres étaient mariés depuis longtemps, avaient des enfants et une position importante et devaient s'éfforcer, avec la dernière énergie, de tirer d'eux le maximum, je me considérais toujours comme un jeune homme, un novice, un débutant qui a encore un temps infini devant lui, et j'hésitais à me lier en quelque façon que ce fût à rien de définitif. Et de même que je ne considérais mes travaux que comme des préparations à mon oeuvre véritable, comme une carte de visite qui se bornait à annoncer mon existence à la littérature, ma demeure, provisoirement, ne devait guère être qu'une adresse.
(p.194)
Paris n'offrait qu'une juxtaposition de contrastes, point de haut ni de bas: aucune frontière invisible ne séparait les artères luxueuses des passages crasseux, et partout régnaient la même animation et la même gaieté. Les musiciens ambulants jouaient dans les cours des faubourgs, par les fenêtres on entendait chanter les midinettes à leur travail; toujours retentissait quelque part dans les airs un éclat de rire ou un appel cordial; quand par hasard deux cochers " s'engeulaient", ils finissaient par se serrer la main, buvaient un verre ensemble et l'accompagnaient de quelques huitres, qu'ils payaient un prix dérisoire. Rien de pénible ou de guindé... Ah ! que la vie était dépourvue de pesanteur à Paris, qu'elle était bonne, surtout si l'on était jeune !
(p.158)
...j'éprouvais l'existence sous mille formes et dans toute sa diversité, et n'étais jamais rassasié. L'intensité qui, au lycée, n'avait trouvé à se déployer librement que dans les formes pures, dans les rimes, les vers et les mots, se jetait maintenant au-devant des hommes: du matin jusqu'au milieu de la nuit, je me trouvais sans cesse, à Berlin, en compagnie de connaissances nouvelles et diverses, enthousiasmé, déçu, voire dupé par elles.
(p.145)
Ce qui était écrit dans le ""Feuilleton " leur paraissait garanti par la plus haute autorité, car quiconque y prononçait son verdict provoquait le respect par sa seule position...Quand j'allais au théâtre, on se montrait cet énigmatique benjamin qui avait si mystérieusement pénétré dans l'enclos sacré des anciens et des vénérables. Et comme je publiais souvent et presque régulièrement dans le Feuilleton, je courus bientôt le risque de devenir une personnalité locale fort en vue.
(p.136)