Tous vivaient sous la yourte, ainsi que leurs ancêtres l'avaient fait depuis toujours, et les chevaux étaient à portée de main. Certes, les maisons de toile n'étaient plus montées en permanence sur des chariots tirés par des boeufs, comme du temps où l'on se déplaçait tous les jours. Mais elles constituaient encore l'abri principal. Exception notable, révélatrice de l'évolution des Mongols, quelques palais en dur perdus dans la nature, plus ou moins distants de la ville, où il arrivait à Ogodeï de résider.
En son temps, Gengis Khan s'était montré lui-même farouchement hostile aux villes, où, selon lui, les hommes s'amollissaient. Il avait presque toujours refusé d'entrer dans celles, nombreuses, qu'il avait conquises, laissant à ses soldats le soin de piller, de détruire et de massacrer, ou d'obtenir la reddition et de lui ramener les plus belles femmes.
- Ainsi, conclut-il en observant avec satisfaction l'expression admirative de ses auditeurs, j'ai vu le Grand Oeuf noir. Que les dieux vous préservent de le rencontrer à votre tour. C'est un rocher énorme, une masse colossale plus grande que dix aurochs. Il rayonne d'une magie mauvaise qui vous glace jusqu'à l'os. Son aspect est terrible, sa présence est effrayante. Rien qu'à voir ses reflets noirs, on sait qu'il vous scrute d'un regard invisible et qu'il se prépare à vous tuer. Si je ne suis pas mort, c'est que j'ai eu la présence d'esprit de m'éloigner de lui aussi vite que possible.
..j'avais mieux compris le statut des femmes qu'on échangeait contre des chevaux, des chameaux et des moutons pour leur mariage, mais qui, une fois épousées, avaient une mainmise absolue sur toute la maisonnée, tandis que l'homme bataillait au loin des semaines, des mois ou des années durant. A moins qu'elles ne participent aux combats, à l'égal des impétueux guerriers, chevauchant et maniant l'arc aussi bien qu'eux.
En regardant mon passé, je me rends compte que je n'ai jamais pu me départir de l'attraction tendre que je ressens pour ceux que j'admire, et qui me traitent ou paraissent me traiter en égale.
Pourtant, l'expérience m'a enseigné que souvent, dans les situations difficiles, les hiérarchies se rétablissent. A mes dépens, bien sûr. Alors? Naïveté de ma part? Candeur excessive? Je ne le pense pas. Pourquoi faudrait-il se priver d'un sentiment affectueux qui vous rend heureux sous prétexte qu'il est temporaire? Certes, on peut en être peiné par la suite. Mais en attendant, on en a joui.
En vérité, je ne regrette rien.
Tel était le monde de Goren. Froid comme le béton, l'acier et le verre, mais plus efficace que n'importe quelle organisation ayant jamais existé. Aucune force du monde n'aurait pu ébranler la colossale puissance de JCN.
Et pourtant, Goren, je vais...
Mais non, pas de précipitation. Cette fois, je n'irais pas trop vite...
Ainsi va la vie. A fréquenter les grands, à entrer dans leur jeu, on s'imagine compter. A les écouter, à dialoguer avec eux, on pense qu'une relation personnelle n'est nouée. Et un jour, sans que l'on ait rien fait de plus ou de moins que d'habitude, tout s'effondre, et on s'aperçoit qu'en réalité, les rapports privilégiés n'étaient qu'illusion.
Ainsi en était-il pour leur vision de la mort. Elle ne représentait pas l'anéantissement définitif du défunt, mais le prolongement naturel de la vie dans un autre monde, celui des esprits. Le disparu échappait au regard des vivants, mais c'était provisoire: ils se rejoignaient tôt ou tard. Avec ses ossements, il laissait à ses proches le témoignage de son passage sur la Terre.