Citations de Bartabas (73)
Un discourt, aussi fin soit-il, n’aura jamais la délicatesse d’une caresse, ni la profondeur d’un regard.
De nature timide, il m'a fallu apprendre les mots de Bartabas pour me cacher derrière et assumer mon rôle.
Mais les mots, les vrais, ceux qui s'écrivent, doivent avoir de la noblesse, et sur les lèvres par leur sonorité honorer l'animal.
On dit que seuls les enfants et les animaux jouent ; les autres, ceux qui font semblant, on les appelle des comédiens.
Le silence, ça n’existe pas dans une écurie ; si l’on a la patience, si l’on sait disparaître, alors elle vous révèle sa partition et l’on peut entendre respirer l’âme des chevaux.
Toujours à l’écoute, il assoit son galop, en cadence je l’accueille au creux de mes reins, j’instruis mes vertèbres. Nous sommes faits l’un pour l’autre.
Je me souviens qu’à l’hôpital, après les premiers réconforts, très vite les visites de convenance m’étaient apparues incongrues. Je supportais mal l’impudeur d’avoir à se dire, à se plaindre ou à faire mine de s’intéresser dans ce contexte obligé. J’en ai gardé un penchant pour la solitude, j’aime me draper dans ce linceul qui me protège.
Vinaigre, tu m'as appris à fermer les yeux et à devenir l'instrument de ton désir. Chaque soir j'ai joui de ton onde, perché sur un nuage ondulant entre mes cuisses. Grâce à toi, j'ai goûté à la plénitude du centaure.
Il avait l’enthousiasme communicatif de ceux qui ont côtoyé la mort et sont reconnaissants à la vie.
J'ai vu parfois, dans le regard du cheval, la beauté inhumaine du monde avant le passage des hommes.
Avec les hommes, j'ai toujours l'impression d'apparaître déguisé. Seuls les chevaux me voient tel que je suis.
J’approche mes lèvres du bout de ton nez, il est doux comme la chair d’un coquelicot. Tu sens l’âtre et l’automne, la feuille brûlée et la réglisse aussi. De tes naseaux s’échappe un soupir qui m’invite au voyage. Ma main remonte sur le mur de ton chanfrein impassible. Je m’y baigne du bout des doigts.
Je rampe sous ton toupet et franchis le col entre tes deux oreilles dressées comme des piliers d’un arc. Me voilà entre la tempe et la nuque, derrière le rocher des salières. J’effleure ce creux qui palpite et se gonfle au-dessus de chaque oeil.
Ta gorge est un ravin baigné de lumière. Ma main descend sur ce versant propice et, la joue contre ton encolure, je laisse mon bras glisser sous les festons de ta crinière nattée. Sur ton épaule, ma main est un radeau ondulant au gré des vagues rocheuses ; muscles striés recouverts d’un fin tapis doré aux reflets changeants.
Plus bas, mes doigts s’écartent pour contourner ta châtaigne, récif de corne incongrue, et descendre en rappel la colonne de ton membre. Du bout des doigts, je peux sentir tes tendons s’émacier jusqu’à l’os du canon. J’épouse la rondeur du boulet, néglige l’ergot et le fanon pour emprunter la voie du paturon et atteindre ta couronne. Elle sacre la lisière du sabot qui comme un socle de marbre porte ta bête immense. Sous sa crête palpite le sang qui te nourrit.
Me voilà aérien, je parcours l’étendue de tes flancs, je franchis tes côtes une à une, le paysage défile sous mes doigts, j’éprouve et je vagabonde. Je dessine des cercles sur ta prairie isabelle. L’herbe y est courte, noire, dorée ou blanche.
Tu sembles apprécier que je me hisse et m’attarde sur ton garrot. Il est le roc surplombant le vaste plateau de ton dos, steppe brûlée, balayée par les vents. Je suis sur ton empire et avec le pouce et l’index je chevauche la chaîne dynastique de tes vertèbres. De chaque côté du sillon, je sens sous ta peau la sève de tes muscles.
Plus haut, plus loin ! Voici ta croupe et la pointe de ta fesse. Allègrement, je franchis la dune d’Aden avec l’envie partagée de « trafiquer dans l’inconnu ». Maintenant il faut que tu sois docile. Me voilà dans la vallée de tes songes, j’engage mes bras entre tes cuisses. Douces sont les parois du couloir obscur. Je les caresse, tête baissée et paupières closes.
Parce que tu es mon nouveau maître et pour tes reflets clair-obscur, je te nomme Le Caravage.
Ce sera lui, ce sera lent, je sais que nous n’aurons pas trop de ce qu’il nous reste de vie pour nous apprendre.
Cette nuit, allongé nu sur mes draps, je respire mes doigts brouillés d’odeur. Longtemps mes mains se souviendront de ce voyage.
« Il faut être bien malheureux pour avoir tant besoin de se rapprocher d’eux. A moins que ce ne soit ma façon à moi d’être seul. »
« Monter à cheval, c'est partager sa solitude. »
On dit que seuls les enfants et les animaux jouent, les autres, ceux qui font semblant, on les appelle des comédiens.
Il est la force, le mouvement,
je suis le passif, le lâcher-prise.
Il est l’énergie,
je suis l’apesanteur.
Il est le masculin, le soleil,
je suis le féminin, la nuit.
Il domine son sujet,
je me soumets à lui.
Il est la montagne,
je suis la rivière.
Il est le yang, je suis le yin.
Il est présomptueux de croire que les chevaux sont nés pour les hommes, et vains de chercher celui que l’on voudrait parfait. Il me faudra toujours les accepter tels qu’ils sont, les adopter, m’appliquer à faire éclore les trésors qu’ils recèlent et parfois même célébrer leurs défauts. Cette philosophie guidera désormais mon approche des chevaux… et des hommes.
Endormi la journée comme les bons chevaux, Dolaci s'animait à l'approche des préparatifs. Ce soir-là, debout sur mon tabouret, je lui tressais les crins pour y poser ses rubans de spectacle quand sortit de la radio à côté de son box l'ouverture de Carmen. En l'entendant, il releva la tête, pointa les oreilles et tira violemment au renard.
Il tremblait de tout son être et de son corps en eau. Jamais encore je n'avais vu un cheval dans cet état. Je me suis précipité pour éteindre le poste. Il lui a fallut un long moment, beaucoup de caresses et de murmures, pour retrouver son calme. Ce mouvement célébrissime était invariablement joué lors du "paseo" de toutes les corridas à cheval du sud de la France.
Tu te nommes Dolaci et tu m’as appris à faire mes gammes. Avec toi, j’ai compris que dresser un cheval ne peut se résumer à la compréhension de sa locomotion et à la résolution de ses résistances physiques. Je dois aussi sonder son âme.
L'Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l'homme, pour voir comment il les appellerait et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l'homme".
Genèse, 2, 19
On dit qu'un homme sans terre est un homme sans jambes.
Je suis un cul-de-jatte à cheval !
C’est l’aube… enfin ! Dans le barn, je les entends tout autour. Ils s’étirent un à un, lâchent des soupirs résignés. Ça tousse et pète comme une chambrée qui s’éveille. Dehors, le chant des oiseaux, timide, par intermittence.
Il est allongé là, nu sur les copeaux, tout éteint, sa tête sur mes genoux, mes doigts sans vie sur son chanfrein et son œil qui ne me voit plus. Il est parti… Encore un, parti… Ils sont tous partis, comme on s’endort, sans peur… Et moi je reste.
(Incipit)