Vidéo de Adalbert von Chamisso
- M'acheter mon ombre ? il est fou, me dis-je en moi-même. (...) Eh ! mon ami, n'avez-vous donc point assez de votre ombre ? Quel étrange marché me proposez-vous !...
(...)
- Je ne demande à Monsieur que de me permettre de ramasser ici son ombre et de la mettre dans ma poche.
Je me retournai, et j'aperçus une vieille femme qui me dit :
"Prenez donc garde, Monsieur, vous avez perdu votre ombre.
- Grand merci, ma bonne mère", lui répondis-je en lui jetant une pièce d'or pour prix de son bon avis, et je continuai ma route à l'ombre des arbres qui bordaient le chemin.
A la barrière, la sentinelle répéta la même observation :
"Où, celui-ci a-t-il laissé son ombre?"
Des femmes, à quelques pas de là, s'écrièrent :
"Jésus-Marie! le pauvre homme n'a point d'ombre!"
Elle me rendait amour pour amour ; elle m'aimait avec toute l'énergie d'un cœur innocent et neuf ; elle m'aimait comme les femmes savent aimer : s'ignorant, se sacrifiant elle-même, sans savoir ce qu'est un sacrifice.
- Monsieur le professeur, lui dis-je, vous serait-il possible de peindre une ombre à un homme qui, par un enchaînement inouï de malheurs, aurait perdu la sienne ? (...)
- Mais, (...) par quelle négligence, par quelle maladresse, cet homme a-t-il donc pu perdre son ombre ?
- Il importe peu, repartis-je, comment cela s'est fait ; cependant je vous dirai — et je sentis qu'il fallait mentir — que, voyageant l'hiver dernier en Russie, son ombre, par un froid extraordinaire, gela si fortement sur la terre, qu'il lui fut impossible de l'en arracher. Il fallut la laisser à la place où le malheur était arrivé.
Mais, oserai-je vous demander, Monsieur, ce que c'est que votre âme ? L'avez-vous jamais vue ? Et que comptez-vous en faire quand vous serez mort ?
Celui qui ne possède pas au moins un million, — dit-il, — n'est... pardonnez-moi le mot... n'est qu'un gueux.
Il ne me quittait pas et ne cessait d'exercer sur moi son éloquence, affectant toujours la plus parfaite sécurité que je finirais, ne fût-ce que pour me débarrasser de lui, par conclure le marché qu'il m'avait proposé. Il m'était en effet aussi à charge qu'odieux ; il me faisait peur. Je m'étais placé moi-même dans sa dépendance.
Chacun pense à son profit dans ce monde.
Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends à révérer, d'abord l'ombre, ensuite l'argent.
Mon ami, celui qu'une première imprudence écarte du droit chemin se voit bientôt égaré dans de perfides sentiers dont la pente l'entraîne ; il ne saurait déjà plus retourner en arrière.