Ajay Chowdhury

Je sens une pointe de nostalgie monter en moi. Et aussitôt refait surface cette amertume devenue trop familière ces derniers mois, comme un un ulcère qui se réveille. Qu'est-ce que je fabrique dans ce pays morose et glacial, à faire le service dans ce restaurant au nom ridicule ?

Dis-moi Anjoli, combien faut-il de mères indiennes pour changer une ampoule ?
- Je sais pas, combien ?
- Oh, ne t'inquiète pas pour moi, je peux très bien rester assise toute seule dans le noir toute la journée, fais-je en dodelinant de la tête.

On n'est pas dans le Cluedo !
- Et pourtant, on s'y croirait. Rakesh, dans la piscine, avec la bouteille de whisky...

Oui, on est au courant pour l'affaire Weinstein. De toutes ces stars internationalement connues qui crient METOO-SHETOO. Mais vous savez quoi, pour celles qui essaient de percer dans ce métier, tant que le système reste en place, les Rakesh Sharma du monde entier continueront à obtenir ce qu'ils veulent. "Zindagi to lena dena hain." La vie c'est donnant-donnant, miss Chatterjee.

Une fois dans la cuisine, les parfums familiers m'apaisent. Face à nous s'alignent des bacs en inox contenant des petites montagnes d'épices multicolores: sel, curcuma, fenugrec, coriandre, cumin, garam masala, tandoori masala et poivre noir. Ces poudres magiques entrent dans la composition d'à peu près toutes les recettes indiennes, et la merveilleuse chef cuisinière qu'est Maya sait exactement comment les combiner pour faire chanter ses plats.
Un peu plus loin, d'autres bacs attendent d'être remplis de rondelles d'oignons, ail, gingembre, de tomates et poivrons, de piments verts et rouges, coriandre fraîche.

Ma me pose les mêmes questions que d'habitude : est-ce que je mange bien ? Est-ce que je prie ? Est-ce que je me suis rendu à la mosquée, qui est vraiment à deux pas du restaurant ? Comme à chaque fois, je lui dis ce qu'elle a envie d'entendre.

Dès qu'on meurt, on devient un "défunt", me dis-je. Ou un "corps", un "cadavre", une "dépouille". On cesse d'être une personne pour devenir une chose.

Au fait, c'est quoi un visa vindaloo ?
- Un visa pour les cuisiniers indiens : leurs démarches sont facilitées. Les Anglais ne peuvent pas vivre sans nos currys.

D'un air absent elle balaye les miettes qui tombent sur son tee-shirt du jour : "Faites une psychothérapie, pas la guerre."

Du grand délire. Click-click devant leurs assiettes toute la soirée. Et vas-y que Je te twite, et vas-y que je te schnapse. Bien manger, être bien servi, ça ne suffit plus. Maintenant il faut aussi une jolie présentation, tu comprends, pour que les gens puissent prendre leurs petites photos. mais tu m'expliques comment on fait pour rendre un chapati photogénique ?

Et toi, comment se fait-il que tu sois encore à la maison à cette heure-ci ?
- J'épluche les offres d'emploi. Je sortais m'acheter un truc à manger.
- J'ignorais qu'on pouvait trouver du boulot sur le compte Instagram de Kim Kardashian, (...).

Oublie toutes ces histoires de mariage d'amour. L'amour, ça vient après le mariage, dit [ la mère ] qui adresse un sourire à [son mari].
- Le suicide aussi , murmure [ leur fille].

Un agent de l'immigration regarde Anjoli en réprimant un sourire à la vue de son tee-shirt : Harry ne serait rien sans Hermione.

- mais rien ne marchait jamais comme dans les romans d'Agatha Christie. Dans la vraie vie, les policiers devaient se coltiner du sang et des bouts de cervelle écrabouillée sans vomir leur petit déjeuner.

Je ne mangerai plus la nourriture que mon père a choisie pour moi. Les ingrédients de ma nouvelle vie sont là, devant moi. Je n'ai qu'à décider comment les combiner pour préparer le plat qui me conviendra le mieux. Et il y a une nouvelle recette que j'ai envie d'essayer.

- Vous êtes comme le flot d'une rivière. Aujourd'hui vous n'êtes plus exactement le même qu'hier, et demain vous ne serez plus exactement le même qu'aujourd'hui, commence-t-il.

Dès qu'on meurt, on devient un "défunt", me dis-je. Ou un "corps", un "cadavre", une "dépouille". On cesse d'être une personne pour devenir une chose.

Cette absurdité bureaucratique me mettait hors de moi : rien ne pouvait se faire sans déposer une demande en triple exemplaire, vérifiée, tamponnée, classée dans un dossier, tout ça pour que les chefs de département soient couverts en cas de pépin.

– Je l’ai vu partir en même temps que les autres employés du restaurant, Anjoli. On n’est pas dans Cluedo !

– Et pourtant, on s’y croirait. Rakesh, dans la piscine, avec la bouteille de whisky…

L'issue légale n'est pas toujours la plus juste, et la plus juste n'est pas toujours légale.