Voici le début de la nouvelle enquête de Rocco Schiavone, le commissaire séducteur, corrompu et sarcastique, aussi antipathique qu'attachant, imaginé par l'écrivain italien Antonio Manzini. Parution en novembre chez Denoël
Il y avait un poète allemand qui disait que le passé est un mort sans cadavre.
Ce n'est pas vrai.
Le passé est un mort dont le cadavre n'arrête pas de venir te voir. De nuit comme de jour. Et en plus, ça te fait plaisir. Parce que le jour où le passé ne vient plus te rendre visite chez toi, ça veut dire que tu en fais partie. Tu es devenu le passé.
Peut-être que je devrais baiser un peu plus.
E che non ce la faccio più.A me di andare nel pozzo di merda e tirare fuori lo schifoso che a fatto tutto questo ,mi distrugge ormai.E non ho più le forze.
Rocco la regarda. Il sentit que c’était bon, au moins pour une fois, de se laisser aller sans réfléchir, sans résister, sans devoir forcément détruire tout ce qui lui arrivait. Il avait sauvé une vie, il en tenait une autre dans les bras. Une fois de temps en temps, il pouvait quand même sourire. La vie pouvait quand même sourire.
Rythme tribal, guitares glaireuses et distordues, chœur simiesque qui répétait un slogan débile. Ce genre de musique, le heavy métal, se situait pour Rocco au septième niveau des emmerdements. Joué à 3h45 du matin, il passait automatiquement au niveau 9. "Bordel de merde!" hurla-t-il en se levant. (P.11)
« Et puis il y a une chose qui me fend le cœur. » Sebastiano se versa un demi-verre de vin qu’il vida d’une gorgée. « Les vieux. Tu vas au marché. À Trastevere, Campo dei Fiori, piazza Crati, où tu veux. Et tu attends l’heure de la fermeture. Ils arrivent avant les éboueurs. Les vieux. Certains même avec veste et cravate, tu sais ? Ils se mettent là avec leur sac en plastique et ils ramassent les fruits et les légumes qui sont encore bons. Mais c’est pas des clochards, Rocco. Des gens qui ont travaillé toute leur vie. Qui devraient être chez eux à jouer avec leurs petits-enfants, à lire, à regarder la télé. Au lieu de ça ils sont là qu’il pleuve ou qu’il vente à ramasser du fenouil et des vieux choux. »
Mais à présent, le temps des illusions était terminé. La vie avait repris. Et la chose lui déplaisait. Il n'aimait pas se sentir comme un radeau sans barre et sans voile errant dans l'océan avec peu de chances d'accoster. (P.387)
- T'as une torche, Bri'?
Brizio ouvrit la boîte à gants et tendit une petite torche à Sebastiano. Il l'essaya. Elle fonctionnait.
- Je l'ai achetée chez les Chinois, dit-il. T'y fie pas trop. (P.231)
A Rome, changer de quartier, c’est comme changer de pays. (P.80)
Un coup sec entre les orteils lui illumina le cerveau, puis un éclair de douleur le saisit. Muet, il se rejeta sur le lit en tenant son pied gauche, qui avait heurté un coin. Rocco le savait, c'était l'une de ces douleurs sauvages et bestiales qui grâce à Dieu avaient la prérogative de ne pas durer longtemps. Il suffisait de serrer les dents pendant quelques secondes, et tout passait.
Rocco Schiavone avait une échelle très personnelle pour évaluer les emmerdements que la vie lui apportait chaque jour. L'échelle commençait au niveau six, c'est-à-dire tout ce qui concernait les tâches domestiques. Les courses, les plombiers, le loyer. Au septième on trouvait les centres commerciaux, la banque, la poste, les laboratoires d'analyse, les médecins en général et les dentistes en particulier, les dîners avec les collègues ou la famille, qui Dieu merci s'en restait à Rome. Au niveau huit venait en premier chef prendre la parole en public, puis les démarches administratives au bureau, le théâtre, les rapports aux préfets et aux magistrats. Au neuf le tabac fermé, les bars sans glaces Algida, rencontrer quelqu'un qui lui tenait la jambe, et surtout les planques avec des agents qui ne se lavaient pas. Enfin, il y avait le dernier degré de l'échelle. Le nec plus ultra, la mère de tous les emmerdements : une affaire qu'on lui mettait sur le dos.