Non moins faméliques et féroces que ces chiens, cette fois les assaillants étaient des hommes et des femmes de Chiomonte et des villages voisins et, à la place du chat, acculé contre le mur de l'église, Colombano.
— Assassin ! Brigand ! À mort ! À la potence !
La foule débitait son répertoire habituel.
Colombano avait réussi à agripper l'anneau de salut scellé entre les pierres de l'église, et le serrait des deux mains, regardant autour de lui sans comprendre. La masse hurlante s'était arrêtée à quelques pas de lui, les plus excités au premier rang avec fourches et bâtons : lequel parmi eux aurait le courage de violer le droit d'asile sacré que conférait l'anneau à celui qui l'avait entre les doigts ? Personne, probablement, bien que l'espace vide devant Romean se réduisît peu à peu, la foule devenant toujours plus compacte. Ippolito commença à la fendre en traversant la place. Au début, il lui suffit d'avancer avec décision, mais à mesure qu'il progressait, l'entrelacs de corps devenait de plus en plus difficile à déchirer ; il devait se plier, jouer des coudes, se mettre de biais, subir des bourrades dans le dos et se protéger estomac et bas-ventre de coups plus ou moins involontaires. À la fin, à peu de pas maintenant de l'objet de la fureur collective, il fut obligé de déplacer de tout leur poids les personnes qui lui faisaient obstacle.
- Un Russe.
- Tu aurais pu le dire tout de suite. Un Russe mort, c'est toujours une bonne nouvelle.
- Ne plaisante pas. Un Russe mort, c'est un bordel diplomatique pas possible. Surtout en ce moment.
- Rapport à l'Ukraine ?
- Entre autres. Tu vois bien que ces mecs-là ne lâchent rien. Pour eux, l'Empire soviétique existe toujours. En tout cas, il vaut mieux se dépêcher de découvrir comment ça s'est passé. (p. 14)
De toutes les villes d'Estonie, Narva lui paraissait la plus sombre : une motte de terre de Russie soviétique abandonnée derrière la frontière. Autrefois, à la télévision, il avait entendu un comique dire : "Les Soviétiques ont rasé Narva en 1944, l'ennui c'est qu'ensuite ils l'ont reconstuite." (p. 71)
C’est ainsi que, à l’aube du quatrième jour ayant suivi la découverte des cadavres, Ippolito convoqua en sa présence, sur la place, les deux syndics de Chiomonte, le curé et le forgeron, ce dernier accompagné de son apprenti. Le petit comité ainsi constitué se dirigea vers le clocher, dont la cime pointue et élancée par rapport à la masse se découpait sur un ciel passant tout juste du bleu sombre de la nuit à l’azur d’une journée qui s’annonçait claire. Au pied du clocher se trouvait une porte étroite, mais si solide que le bélier des assauts d’antan n’aurait pu l’abattre. Pour la débloquer, les syndics ouvrirent un coffret que renfermait une niche abritée dans le mur de l’abside. Le forgeron, aidé par son apprenti, y prit une clef en fer si lourde que les deux avaient du mal à la porter ; ils la tournèrent péniblement dans le trou de la serrure pour en déplacer avec son panneton les innombrables verrous.
S’étant acquittés de cette tâche, le forgeron et le prieur s’en allèrent, chacun retournant à ses occupations ; Leonardo Beaudia, l’un des syndics, allait les imiter.
- Leonardo, le rappela le juge, il s’agit encore d’ouvrir les armoires.
Sans avoir jamais eu accès aux archives, Ippolito savait que les documents les plus importnts étaient enfermés dans des placards recouverts de lames métalliques pour protéger de la vermine le patrimoine diplomatique. Ces placards étaient munis d’une double serrure que seuls les deux syndics ensemble, chacun avec sa clef, pourraient ouvrir. Comme on le lui avait expliqué, en avait décidé ainsi, deux siècles auparavant, le judicieux Prévôt Fioccardo Berard, protecteur des arts et de la culture, qui avait attiré vers lui des bibliothécaires des abbayes les plus prestigieuses du marquisat de Saluces.
Kurismaa le regard, contrit:
Docteur, vous voyez les séries américaines où la scène du crime reste intacte jusqu'à l'arrivée de la Scientifique?
L'autre acquiesça d'un sourire, imaginant la suite.
- Ici, chez nous, nous sommes plus créatifs: non seulement nous n'avons pas laissé la crime zone intacte, mais nous l'avons même expédiée en Russie. Dit autrement, nous n'avons pas la bouteille.
Colombano l'étranger, Colombano le voyageur, Colombano l'assassin, Colombano le sorcier, Colombano était de plus en plus rejeté par tous les autres.
Quatrième strophe, p. 123
Quelle belle expression ! Lieux-du-crime : à la lire dans le journal, elle résonnait dans votre tête comme un seul mot au ton technique, bureaucratique, dénué de nuances et d'émotions. Mais, être sur place, c'était différent, poser les pieds à l'endroit même où l'on avait tranché le foie à quelqu'un d'autre, c'était différent, être là, devant ce sang qui tachait le plâtre, c'était tout autre chose. Or c'était étrange, car au maquis, là-haut, ils en avaient vu, des morts coupés en deux par les mitrailleuses allemandes ; mais là, vraiment, c'était différent.
Tôt ou tard, ça devait arriver ; il était inévitable qu'à un moment donné de la conversation Pärn laisserait le sarcasme prendre le dessus. Ce n'était pas une faute de goût, mais une stratégie de survie : rire de tout, y compris de la mort, surtout de la mort, c'était le seul moyen de continuer à faire triompher la vie là aussi, à la morgue, trois mètres sous terre. (p. 43)
A une certaine heure, tout de suite après le crépuscule, la neige s'illumine et devient beaucoup plus claire que dans la journée. C'est une magie transitoire, éphémère comme une aurore boréale, mais qui offre au conducteur des moments de grâce. Dans cette blancheur, même une Lada d'avant la perestroïka prenait des allures de vaisseau spatial.
Il comprenait que le nombre ne mesurait pas le désespoir : cinq cents victimes ou une seule, cela ne changeait rien, non pas que le malheur de beaucoup réduisît celui de chacun, mais parce que au contraire la douleur de chacun était déjà aussi vaste que l'univers, et qu'ajouter l'infini à l'infini ne modifiait en rien la tragédie.