Elle reconnut volontiers sa chance et les risques démesurés qu'elle prenait parfois pour découvrir la beauté de la planète. « Tout n'en vaut pas la peine, dit-elle, il nous arrive de courir derrière des mirages. On imagine un paysage biblique, on tombe sur une route éventrée. »
(p. 179)
À écouter son père, le jeune Andrei en avait conclu que le monde était divisé en deux types d'individus : les surhommes, qui préféraient croupir dans des prisons infectes plutôt que de trahir leurs convictions, et les gens ordinaires, cédant aisément à la dureté des privations quotidiennes, condamnés pour cela à la médiocrité.
(p. 229)
Il n'y aura pas de révolution, ici, Andrei. Pas de « vraie » révolution. Si les gens se soulèvent, ça fera quelques émules, des centaines de morts tout au plus, on recyclera cinq ou dix apparatchiks et ça sera reparti comme avant. Ça ira peut-être mieux dans trente ans, mais pas pour nous.
[…]
On est en Roumanie, par la Pologne.
[…]
Pas de [Leszek] Kolokowski pour rappeler que le marxisme est autre chose que cette chienlit. Il n'y a que de la paranoïa et un bon tas d'opportunistes. Ils ont fait sauter l'idée de méritocratie pour créer des strates qu'on ne traverse qu'à force de compromissions.
[…]
Ce n'est pas la répression qui est en train de tuer la Roumanie, c'est la conviction qu'en fin de compte, ce régime, on peut s'y faire.
(p. 115-117)
Pour lutter contre la baisse de la natalité, Ceaușescu avait promulgué, le 1er octobre 1966, le décret 770, qui interdisait tout avortement. Quelque mois plus tard, le régime avait imposé un impôt à l’intention des femmes de plus de vingt-six ans qui n’avaient pas encore procréé.
– Moi, je crois qu'il y aura bientôt une révolution, dit Andrei. La pression du régime s'est durcie ces dernières années, on arrive à un point d'usure. Les gens en ont marre de mettre de côté des savons Lux et des cartouches de Kent pour les échanger contre un sac de bananes. Les démocraties populaires vont droit dans le mur. Ça va ouvrir des perspectives, ici, pour nous, les jeunes.
(p. 46)
Il leur avait parlé des grands travaux entrepris par Ceaușescu, auxquels il participait en tant qu'architecte. Ses paroles oscillaient entre rejet – il déplorait la destruction d'une majeure partie du centre historique [de Bucarest] – et fascination juvénile à l'égard des projets qu'il qualifiait d'utopiques mais novateurs. « On verra la maison du Peuple depuis l'espace, vous vous rendez compte ? »
(p. 62-63)
[…] réduisit ses doutes au silence des baisers.
(p. 75)
[…] la perspective de leur amitié naissante était pour lui une promesse de bonheur.
(p. 48)
Ca s'est installé en elle incidemment.
Il a suffi d'un abandon de soi, le matin. Le soleil affluait dans la pièce. Les corps imbriqués, ils étaient bien. Même des années plus tard, Silvia peinerait à faire le lien entre le ballet d'amour et ce qui s'était glissé dans son bas-ventre. Elle reverrait pourtant la scène, retrouverait l'odeur du sexe, les draps jetés par terre.
Ils n'avaient pas prévu de s'étreindre. La veille, une dispute avait éclaté au sujet de l'obsession de Marius pour le jeu. D'ordinaire, elle laissait faire, minimisait la question - au moins, ainsi qu'il le soulignait souvent pour se racheter, il ne fréquentait pas d'autres femmes. Seulement cette fois, sont attitude l'avait lassée. Le travail universitaire la submergeait; chez Marius, elle croyait trouver une oasis. Au lieu de cela, il était nerveux - il venait de perdre une somme importante, il lui faudrait demander de l'argent à son père. Silvia éclata en reproches. Ils se déchirèrent toute la nuit. Blottie sur son lit, elle attendait le lever du jour pour rentrer en tramway lorsque Marius lui demanda pardon. C'est elle qui voulut faire l'amour, pour reprendre le contrôle. Plus tard, alors que Marius caressait ses seins nus, elle constata qu'elle s'était trompée dans son calendrier.
L'image de la télévision est floue, incertaine. Par moments, il semblerait que Nicolae ricane. Puis, au fur et à mesure que les charges sont exposées, il se raidit, son corps se met à trembler, on dirait qu'il va exploser et répandre des particules de colère dans toute la pièce. Il dénonce une mascarade, un simulacre de justice, s'insurge contre leur flopée de mensonges, récuse les mercenaires qui tirent sur le peuple roumain. Andrei ressent un soupçon de joie: ainsi, les dictateurs finissent inculpés, les opprimés l'emportent parfois. Elena reste passive: elle est avachie contre le mur, nichée dans son manteau à col de fourrure comme dans un linceul. Elle s'anime après l'annonce du verdict, cette formalité. Elle s'adresse à ses bourreaux d'une voix intransigeante - une voix sacrée qui a l'habitude de donner des ordres. Elle leur demande de les tuer ensemble, elle refuse d'être attachée. Elle est pâle, à mille lieues de l'image victorieuse diffusée par les magazines. Son panache émeut Andrei, malgré l'antipathie qu'il nourrit depuis toujours à son égard. Voilà, se dit-il, la propagande est finie.