Pour elle, il n'y avait qu'une unité de mesure du temps : la journée. À l'intérieur de celle-ci, il fallait accomplir tout ce qui pouvait rendre la vie digne d'être vécue.
Quelquefois, pas souvent, et surtout jamais gratuitement, elle était portée à la mélancolie, quand elle pensait à la façon dont la vie peut être détruite, même si elle renaît ensuite.
Sauvegarder sa santé et son intelligence, voilà la première nécessité, face aux attentats continuels que n'importe quel système, y compris le système démocratique, perpètre toujours contre l'individu.
Le soir, si elle pouvait, elle sortait presque toujours : comme je l'ai dit, sa sociabilité était légendaire, son intérêt pour les êtres humains n'avait pas de limites. On aurait même pu dire que c'était excessif, mais il en était ainsi. Elle savait parler avec tout le monde, sans jamais changer sa façon d'être, qui restait la même avec toutes les classes sociales. C'était une expérience fascinante de la voir discuter avec un simple ouvrier de la même façon qu'avec un riche bourgeois, l'un des traits les plus renversants de son caractère. (p. 28)
Goliarda regretta d’avoir dû quitter si vite la prison, et pas seulement pour l’occasion manquée de faire scandale autour de – L’Art de la joie- . Elle avait le sentiment d’avoir été séparée trop vite de la vie carcérale et de ses camarades. En prison, Goliarda était redevenue elle-même. Elle était sortie de la dépression en y retrouvant, d’une certaine manière, ses ruelles de San Berillo à Catane, une agora, une société réelle. Elle y découvrit amitié et sororité, la réalité du combat pour survivre, et aussi des formes de courage et de solidarité dont elle ressentait le manque depuis longtemps. (p. 41)
Il n'est pas exagéré de dire que la noble figure de révolutionnaire de Maria Giudice transmit à Goliarda des devoirs moraux et des idéaux qui pesèrent sur une bonne partie de sa vie, du fait , aussi, de l'amour et de l'admiration que Goliarda ne cessa de lui porter. Par sa mère, Goliarda découvrit toute la littérature politique et philosophique anarchiste et socialiste, d'avant et d'après le marxisme. (p; 19)
Ce fut pour briser le silence et l'omertà imposés par la figure tutélaire de ce monde que Goliarda commit un vol symbolique qui l'amena à la prison de femmes de Rebibbia. Le scandale fut énorme dans la Gauche italienne, qui comprit tout de suite le caractère provocateur de son geste et chercha à l'occulter par tous les moyens. La fille de Maria Giudice, cette figure du socialisme et ce modèle d'intégrité, qui n'avait jusque-là pas même dérobé un simple biscuit, était désormais obligée de voler une poignée de bijoux pour pouvoir vivre, quand tous les intellectuels et artistes de sa génération évoluant autour de PCI avaient fait carrière et vivaient, en ex-révolutionnaires, dans un luxe bourgeois. (p. 35)
- L' Art de la joie...ce livre me ramène à l'époque où, après que Goliarda m'eut fait une confiance totale pour revoir le texte, malgré les vingt ans qui nous séparaient, nous vécûmes une grande solitude à cause du refus des principaux éditeurs italiens. (...)
à deux, on fait déjà un syndicat, disait Maria Giudice, mère de Goliarda et femme magnifique. Mais une fois seul, avec -L'Art de la joie- qui moisissait au fond d'un coffre, à la douleur pour la brusque perte de Goliarda s'ajoutait celle de la mort définitive d'une oeuvre qui avait cimenté notre vie commune. (p. 9)
Elle gardait, mêlée à une gaieté infinie, l'état d'esprit d'une opprimée politique. Contradictoire ? Peut-être, mais qui s'entendait mieux qu'elle en contradictions ? Elle n'oublia jamais les durs entraînements suivis avec ses frères aînés, qui voulaient faire d'elle un Partisan, le temps passé à tirer ou à s'exercer à la boxe (...) (p. 31)
(...) née dans une famille de militants socialistes, elle fut précocement obligée de quitter l'école quand celle-ci tomba sous l'emprise du fascisme. Ainsi, Goliarda se forma autrement. A douze ans, en plus d'avoir déjà appris à tirer et boxer, elle avait lu tout Dostoïevski, tout Tolstoï et Les Misérables. (...)
La vraie formation de Goliarda se déroula pourtant ailleurs qu'à la maison, dans les ruelles de San Berillo. Dans ce quartier populaire de la vieille ville de Catane, où se trouvait la demeure familiale et où son père avait son cabinet d'avocat (...)
A San Berillo, elle apprit aussi à saler les anchois, à empailler les chaises , à jouer dans les théâtres populaires, toujours en suivant les convictions socialistes de son père qui prescrivaient l'apprentissage de nombreux métiers. (p. 13-14)