Anne Golon - La victoire d'Angélique (1985)

... - Sébastien d'Orgeval s'était efforcé d'intéresser le Roi à l'énorme réservoir de guerriers au service de la France que représentaient les Sauvages.
Il écrivait.
"... Les Abénakis sont ennemis des Anglais pour des questions de religion. Rien n'est plus édifiant que leur piété lorsqu'ils marchent à l'ennemi...Nous n'en ferons jamais des chrétiens. Même chez les baptisés, le sentiment religieux continue à s'entrelacer avec leurs superstitions grossières et les laissent aux mains de leurs sorciers.
"...J'ai donc prêché que le salut éternel ne pouvait être obtenu que par la destruction des hérétiques et voilà un exercice de piété qui leur paraît clair et facile à exécuter. Ils se sont ralliés par milliers autour de mon étendard sur lequel j'ai fait broder cinq croix entourées de quatre arcs et flèches..."
La lettre de Colbert, Ministre du Commerce et de la Marine, que l'Evêque avait également dans son dossier notait l'appréciation du Roi.
"... Prêtre de mérite, le R.P. d'Orgeval nous a paru remarquable car seul excellant à rallumer la guerre contre les Anglais avec lesquels Nous avons signé la paix, ce qui Nous empêche de continuer à les affaiblir et à rabattre leur superbe ouvertement. mais transposer la lutte dans les forêts du Nouveau-Monde n'est poins malhabile. Le Père d'Orgeval doit continuer d'empêcher toute entente possible avec les Anglais... Il ne marchandera pas son aide..."
A quoi le ministre avait répondu en soulignant qu'il avait bien compris les intentions de son souverain.
"Vous m'avez recommandé particulièrement de réveiller l'hostilité des Sauvages pour les Anglais, d'harasser les colons anglais et, si possible, de les pousser à abandonner le pays ainsi qu'à renoncer à venir le peupler..."
Le Roi n'avait pas manqué d'entendre un langage qui lui convenait si bien.
-Tes yeux sont devenus durs et froids comme des émeraudes. Ils n'ont plus ce reflet ensoleillé de petite rivière sous les feuillages qui semble dire : Aime-moi, embrasse-moi...
-C'est la rivière qui dit tout cela?
-Ce sont tes yeux quand je ne suis pas ton ennemi. Viens!
D'après ce que Lord Cranmer lui avait expliqué, les Wallons étaient issus des premiers réformés calvinistes du nord de la France et de Lille, Roubaix, Arras qui avaient fui l'inquisition espagnole lorsque celle-ci s'était installée dans les Flandres à la suite de sa cession à la couronne d'Espagne. Réfugiés d'abord aux Pays-Bas, en région wallonne, puis dans les Provinces-Unies, à Leyde entre autres, Deft et Amsterdam, ils s'étaient mêlés aux dissenters anglais, comme eux exilés, de sorte qu'on en trouvait un grand nombre parmi les pèlerins du Mayflower. Et c'était un Wallon, Peter Minuit, qui avait donc acheté pour les Néerlandais l'emplacement de la Nouvelle-Amsterdam, devenue New York.
Au fond d'elle-même, Angélique savait bien que le feu de l'amour dont elle avait été consumée, ce terrible feu qui avait aussi consumé son amour, ne s'éteindrait jamais. Il durerait toute la vie.

_Dites-moi, vous qui savez tout, dites-moi que je ne suis pas devenue indigne de "lui". C'était un homme qui avait dominé ses disgrâces et la pauvreté, au point de régner sur l'esprit des autres comme peu d'êtres peuvent le faire... Mais moi, moi, que n'ai-je pas dominé?... Vous qui savez d'où je viens, souvenez-vous et dites-moi: suis-je indigne de ce prodigieux phénomène de volonté qu'était le comte de Peyrac?... Dans la force que j'ai développé pour arracher ses fils à la misère, ne reconnaitrait-il pas la sienne? ... S'il revenait...
_Oh! ne vous cassez donc pas la tête, mon ange, fit Desgrez de sa voix trainante. S'il revenait... Eh bien, s'il revenait, autant que j'ai pu jugé de cet homme, je pense qu'il commencerait par vous flanquer une volée de bois vert. Ensuite, il vous prendrait dans ses bras et vous ferez l'amour jusqu'à ce que vous demandiez grâce. Puis, tous les deux, vous vous préoccuperiez de trouver un coin tranquille pour y attendre vos noces d'or.
Ainsi la vie d'Angélique de Sancé de Monteloup commença sous le signe de l'Ogre, des fantômes et des brigands.
incipit :
- Nourrice, demanda Angélique, pourquoi Gilles de Retz tuait-il tant de petits enfants ?
Les temps ont changé. Le cardinal Mazarin qui veilla sur la jeunesse du Roi et lui permit de sortir victorieux des désordres de la Fronde fut le dernier des premiers ministres. Aujourd'hui le Roi règne seul. Nul ne conteste son pouvoir. Et l'on voit graviter autour de lui, à Versailles, comblés de bienfaits et de charges, beaucoup de ceux qui, jadis ont porté les armes contre lui. Car le Roi oublie ce qu'il veut bien oublier et parfois bien au-delà de ce que l'on était en droit d'attendre.
Brusquement un flot de larmes innonda le visage d'Angélique, et elle dut s'appuyer à un mur pour ne pas tomber.
_Oh! Joffrey, mon amour, murmura-t-elle. Tu le sais enfin si le Terre tourne ou ne tourne pas!... Sois heureux dans l'éternité!
La souffrance de son corps devenait lascinante et insupportable. Elle sentit, dans son être, une sorte de rupture. Alors elle comprit ce qui lui arrivait. Elle venait de perdre les eaux protectrices de l'enfant. Son accouchement était commencé.
La voix s'était tue. L'inconnu se glissa sur le banc.
Au bras ferme qui la saisit, à la main qui lui releva le menton avec une douceur impérieuse, l'instinct d'Angélique reconnut un maître qui avait dû compter plus d'une tendre victoire. Elle eut un petit regret, mais dès que la lèvre du chanteur effleura la sienne, un vertige la saisit. Elle ne savait pas qu'une lèvre d'homme pouvait avoir cette fraîcheur de pétale, cette tendresse fondante.